la guerre dans les bois
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Le texte ci-dessous a été publié le 23 janvier 1915 par l’hebdomadaire L’Opinion, sous la rubrique intitulée « Sur le Front ». Cette revue appartient au courant politique « poincariste », c’est à dire proche du camp du président de la République de l’époque, Raymond Poincaré, de centre gauche modéré, économiquement libéral et très patriote. De tels textes, à mi-chemin entre des témoignages et des comptes-rendus de journalistes, sont fréquents dans la presse de la Grande Guerre. Leur valeur documentaire est souvent très relative, car la propagande prend le pas sur l’observation simple.
Celui-ci nous conduit en Argonne, en octobre 1914, alors que la guerre des tranchées commence à peine. Entre les lignes, on peut lire la précarité des conditions de vie des soldats : aucune protection efficace contre la pluie, aucun confort, aucun repos à attendre de cette vie dans la boue…
*****
La pluie
Pluie, boue, froid, insomnie, faim et soif, isolement, balle, obus. Voilà nos ennemis rangés par ordre de valeur décroissante.
La pluie sournoise et lentement cruelle approche. Je la sens rôder dans l’air ; sa robe grise de nuages traîne sur la forêt ; on dirait qu’elle hésite, cherche une place où se poser, joue avec nos craintes.
Un grand silence, un léger tintement ; c’est elle qui tombe. J’entends son premier bruissement sec sur les feuilles des arbres, sur les feuilles mortes, sur le toit de branchages à demi séchés dont nous avons recouvert nos tranchées… Elle tombe à petit bruit, régulière, faussement timide comme versée d’une lente inclinaison par une main prudente… Cela ne sera rien.
Une demi-heure plus tard – A petit bruit, tenacement, les gouttes tombent. Elles ne sont ni plus ni moins nombreuses que tout à l’heure, mais le bruit qu’elles font en touchant terre est moins sec, car elles ont progressivement pénétré les feuilles vives, amolli les feuilles mortes, imbibé nos toits de branches. Elles coulent en un long pleur le long des troncs des arbres, avivent leurs couleurs, dégagent les verts et les noirs…
Après une heure – Maintenant le bruit est plus mou et plus large. La goutte qui tombe perd aussitôt sa forme ; elle s’étale et disparaît, bue à l’instant par le sol et les plantes que ses sœurs, peu à peu, ont mis en goût. De temps à autre une petite masse d’eau ronde et brillante se détache d’une tige, choît avec la lourdeur d’un plomb et vient éclater sur une feuille.
Accroupis dans le fond de la tranchée, sous notre toit vert et jaune, nous attendons. Les minutes mouillées passent plus lentement ; l’air est lourd ; nous avons la sensation de respirer avec plus de peine ; on dirait que la forêt gagne de volume et que, par un étrange enchantement, toutes les choses sont en proie à une sorte de gonflement humide. L’humidité espionne flotte dans l’air qu’elle sature ; le drap de l’uniforme imprégné brin à brin lui cède insensiblement ; la vapeur prépare l’attaque de la pluie, condense sous l’étoffe la chaleur moite du corps, amollit les cuirs, comme elle imprègne la terre.
Après deux heures – Nous sommes immobiles, inquiets. Notre abri résistera t-il ?… une première goutte filtrant à travers le « toit » tombe sur la visière de mon képi et reste suspendue en partie sur le bord ; autre choc léger à l’épaule, nouvelle goutte ; la capote « préparée » l’absorbe aussitôt. La pluie redouble sous le bois, et c’est l’averse interminable ; par moments le vent souffle, et secoue les arbres ruisselants qui nous aspergent de gerbes rageuses.
Après trois heures – Maintenant, il pleut dans la tranchée. De longs filets d’eau qui s’égrènent au bas de leur course, filtrent en des points changeants des branchages coupés.- Défendons-nous.. Il est presque trop tard ! Deux sacs de morts traînent près de moi. Je m’assoies sur l’un, j’ouvre l’autre, je défais toutes ses courroies, l’étale et m’en couvre la tête et les épaules… La même pluie tombe toujours, monotone, sur les hommes muets. Des obus passent en sifflant ou viennent éclater dans les arbres.
Je frissonne. Je sens comme un doigt froid sur ma chair. C’est l’eau qui pénètre. Je me croyais à l’abri tandis qu’elle ruisselait sur la toile du sac mais, sournoise, elle venait se rassembler au bout d’une mince courroie qui touchait à mon dos. C’est par là qu’elle a fait brèche. Capote, veste, deux chandails, la chemise , ont été traversés lentement par traîtrise. Je suis vaincu ; toute défense serait vaine. Jetons le sac inutile. « Coutelier, Moulin, sortons de la tranchée, démolissons notre abri de feuilles qui s’affaisse et rétablissons-le solidement sur ses quatre supports !… »
Après quinze heures – Il pleut. La nuit froide glace l’eau dont nous sommes revêtus. Les étoffes plaquent aux corps tremblants. Les dents se serrent.
Après vingt-quatre heures – Il pleut. La canonnade redouble. Je m’étends au fond de la tranchée ; les obus qui tombent sur ses bords éclatent dans l’ombre humide et je m’amuse à suivre à l’œil l’éclaboussure visqueuse de leurs lueurs verdâtres. Je m’endors. Il pleut…
Une longue douleur à la jambe m’éveille. J’abaisse la main… Je suis couché dans l’eau. La tranchée n’est plus qu’un long fossé bourbeux : « Coutelier, Moulin, voici le jour… Prenons nos pelles, nos pioches et travaillons ! » Nous creusons au milieu de notre « baignoire » un trou profond où l’eau vient en suivant la pente et disparaît dans le sous-sol moins saturé. Nous piochons et draguons deux heures dans l’eau jusqu’à mi-jambe, sous la pluie… Des toux rauques s’élèvent…
Après deux jours – Il pleut.
La balle
2 Octobre – Je m’ennuie. Les heures aujourd’hui s’attardent en chemin. Pour sortir de l’inaction énervante, pour occuper mon esprit, pour « faire quelque chose » je joue à écouter le bruit des balles.
J’allais écrire le « sifflement » des balles, car enfin c’est là le terme propre et il est entendu que la balle siffle, comme le cheval hennit, comme le lion rugit, comme la chèvre bêle, comme la pie jacasse… Mais que le mot est pauvre ! Qu’il est pâle et mesquin et rend mal l’extraordinaire richesse de la musique des balles. Je n’irai pas jusqu’à prétendre qu’il n’y a pas deux balles qui chantent de la même sorte, mais les variations de distance, de vitesse, de calibre, de stabilité, de direction, de groupement des projectiles, les variations atmosphériques, l’humidité, la chaleur, le froid , le vent, les variations du « milieu » de la bataille, plaine, ou colline, vallon, forêt, clairière ; les variations d’intensité du feu sont telles, qu’elles donnent une gamme de sons aux combinaisons infinies.
La balle part, passe et touche, et voilà cent accords différents.
Très vite, vous distinguez le son du Mauser du son du Lebel. La balle S part sèchement sur un ton pointu ; le cri de la balle D est plus large, plus grave, d’un écho plus nombreux. Aux courtes distances le bruit du coup de fusil et le bruit de la balle dans l’air se confondent, mais avec l’éloignement les deux bruits se dissocient et s’altèrent et le vent qui change, emporte ou concentre, amoindrit ou renforce les sons.
Et je note au hasard de l’heure les « apparences » suivantes :
Claquement : balles de Mauser tirées très près de nous ; le bruit sec perce le tympan et mange le sifflement du projectile, on dirait d’un coup de fouet lancé à toute volée par un charretier robuste, manieur d’une longue lanière cinglante… Je vois la mèche du fouet blanche, assouplie, floconneuse…
Tacquement : Une mitrailleuse assez lointaine tirant coup par coup, lance son « tac-tac » régulier. Je crois entendre un moteur à ratés, une règle de bois qui frappe une table… Le rythme s’accélère et cette fois on moud du café dans un moulin à manivelle ; les grains bondissent afin d’échapper à l’engrenage du broyeur et l’on n ‘a pas pris soin de fermer le couvercle de cuivre arrondi.
Écrasement : un feu de salve éloigné, une mitrailleuse tirant à la cadence de 400, un fracas dont l’écho s’allonge… Des hommes vêtus d’un pantalon flottant de velours à côtes usé aux poches, le torse nu et rougi, jettent sur les quais pavés de la Seine, les poutrelles d’acier et les barres de fer qu’ils débarquent des péniches. Elles tombent les unes sur les autres.
Déchirement : Un feu de salve vient d’être tiré à notre gauche par la seconde section de la compagnie : on déchire des milliers de mètres de toile au même instant, l’air vibre et le déchirement se prolonge par à-coup au gré des tireurs attardés.
Éclatement : Pourquoi ces balles éclatent-elles comme de petits obus au-dessus de nous ? Est-ce au contact des arbres ? Sont-ce des balles explosives comme l’affirment mes voisins ? S’agit-il d’un simple phénomène d’acoustique ? On a l’impression qu’il faut, se garer des éclats.
Ronflement, vrombissement : Un groupe de projectiles passe à dix mètres dans les arbres ; bruit de moteur lancé ; bruit métallique qui provoque l’immédiate vision de libellules volant sur l’eau.
Bourdonnement : Une salve ennemie passe plus bas, plus près du sol, c’est un passage d’abeilles rapides et bruyantes.
Sifflement : D’épaisses aiguilles à repriser percent l’air, les balles rasent le talus de la tranchée.
Miaulement : « Djiaou, ou, ou.. » – « Piaou, ou, ou… » une longue plainte modulée sur un ton d’abord très aigu et qui descend en s’apaisant, en s’éloignant… Des balles bavaroises ont ricoché sur les troncs acérés et chantent au gré de leur déviation.
Bruissement : Une nappe de balles lointaines passant de compagnie à travers les feuilles donne la vision immédiate de grands sapins sombres traversés par le vent…
Arrêtons le jeu… Cette musique de petits trous de province est mauvaise pour les nerfs ; elle est trop éparse, trop permanente , trop aiguë, trop identique à elle même dans le fond mais elle a l’étrange vertu de se transposer presque instantanément en visions très nettes, elle est riche, colorée, imprévue et précieuse… puisqu’elle distrait une heure.
L’insomnie
5 Octobre. Dormir ! Quand pourrai-je goûter pleinement cette joie si rare ? Aurai-je jamais imaginé jadis au cours de ma vie de civilisé qu’il pût être si difficile de s’étendre et de dormir paisiblement ?
Voilà près d’un mois que je ne me suis ni déshabillé, ni déchaussé ; je me suis lavé deux fois : dans une fontaine et dans un ruisseau près d’un cheval mort ; je n’ai jamais approché un matelas ; j’ai sommeillé à deux ou trois reprises dans une grange, sur la paille et j’ai passé toutes mes autres nuits sur la terre ou dans la terre.
L’étrange état ! On se cache pour dormir et le sommeil est parfois un crime si grand , que la mort seule peut l’expier. Ici, harassé, on dort un quart d’heure en fraude, comme à la ville, affamé , on vole un pain d’un sou. On dort debout, à genoux, assis, accroupi et même couché ; on dort au hasard de l’aubaine, le jour ou la nuit, à midi ou le soir ; on dort sur les chemins, dans les taillis, dans les tranchées, dans les arbres , dans la boue ; on dort d’un sommeil haché dont le dormeur paraît s’excuser par une attitude craintive ; on dort instantanément, automatiquement aussitôt allongé ; parce qu’il est exceptionnel qu’on ait le droit ou l’occasion de dormir. Dans une attaque récente nous avons été contraints de nous coucher pour attendre qu’une accalmie du feu de l’adversaire nous permit de bondir à nouveau ; mais après trois minutes tels d’entre nous ronflaient déjà le nez au sol car on dort sous la fusillade comme dans le vent, sous la pluie comme sous les bombes… Le silence seul réveille.
Qu’elles sont rares ces nuits où l’on peut se saouler d’un sommeil lourd et sans rêves ! Je voudrais dormir, sous un toit étanche, tandis que la pluie tombe, je voudrais dormir vingt heures inerte, dans du foin épais, doux et chaud.
Au début l’insomnie exaspéra nos nerfs. Nous fûmes irritables, violents, douloureux, abattus, enthousiastes. Maintenant les nerfs trop tendus sont comme débandés, nous glissons peu à peu dans une sorte d’état second qui tient du rêve, de la vie ralentie ; nous agissons par habitude, par réflexe, par automatisme ; la discipline d’airain qui nous courbe, l’obéissance passive nous deviennent aisées car l’esprit est assoupi ; on nous mène un peu comme on mène des enfants dont le cerveau est peu actif, dont la pensée flotte dans une brume vague, dont les sensations, les paroles, les actes sont surtout conditionnés par l’organisme… Nous ne sommes pas des hallucinés, mais notre personnalité n’est plus entière ; l’engourdissement du sommeil au lieu d’être restreint aux heures nocturnes, s’est étendu, plus dilué sur toute l’existence, une parcelle de notre volonté s’éteint chaque minute tuée par le poison lent de l’insomnie.