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15 novembre 2014

La Russie, la France et la Turquie à la veille de la campagne de Russie

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Celles de l’Histoire, retour vers les grandes épopées

 

 

La Russie, la France et la Turquie à la veille de la campagne de Russie [Un document des archives de l'Empire ottoman présenté et traduit par C. Lemercier-Quelquejay]
Chantal Lemercier-Quelquejay    l
Cahiers du monde russe et soviétique
Année   1965    lien Volume   6
Numéro   6-2
pp. 240-244

source PERSEE.FR

Un document inédit des Archives de l’Empire Ottoman
Le curieux document dont nous publions la traduction intégrale* figure sous le n° 44418 С dans la collection des Hatt-i Hïimâyûn (rescrits impériaux) des archives de l’Empire ottoman ( Baçbakanhh Ar§ivi) à Istanbul.
Il s’agit de la version déchiffrée d’un rapport en code expédié par l’un des plénipotentiaires turcs à la Conférence de la paix de Bucarest, probablement Mehmed Said Ghalib Efendi, Kahya bey (adjoint au Grand Vizir) et président de la délégation turque au Grand Vizir, en date du 13 Rabi al-Thanî 1227 de l’ère hégirienne, soit le 26 avril 1812, c’est-à-dire 20 jours avant la signature du traité de paix de Bucarest (16 mai 1812) et 59 jours avant le passage du Niémen par la Grande Armée. Le Gouvernement de la Sublime Porte se voyait à ce moment pressé de tous côtés, par ses adversaires russes, comme par ses alliés français et anglais, et même par des neutres, notamment les Suédois, de prendre position et jeter le poids de ses armées dans le conflit imminent où le sort du monde allait se décider. Le message envoyé de Bucarest éclaire d’une lumière nouvelle la complexe conjoncture diplomatique à la veille de la campagne de Russie.
La guerre commencée à l’automne de 1806 — dont le traité de Bucarest allait être la conclusion — , est la plus longue des luttes entre la Russie et l’Empire ottoman. Les armées russes avaient franchi le Dniester et occupé assez rapidement les principautés de Moldavie et de Valachie, mais la campagne n’avait pu se conclure par une victoire décisive, la majeure partie des forces russes étant, à cette même époque, engagée contre Napoléon.
Après Tilsitt, grâce à la médiation de la France, un armistice fut signé le 24 août 1807 à Slobodzeia : les belligérants s’engageaient à évacuer les principautés roumaines. Ces promesses ne furent jamais tenues, de longues négociations n’aboutirent qu’à la reprise des hostilités au printemps de 1809, mais au bout de plusieurs mois aucun résultat spectaculaire n’était obtenu ni d’un côté ni de l’autre. En 1810, le printemps vit à nouveau la suspension des combats qui, dès le mois de mai, reprirent et furent marqués de quelques succès russes. Au mois de septembre, la Prusse offrait ses bons offices pour l’ouverture de nouvelles négociations, mais en vain, la Turquie refusant de céder la Moldavie et la Valachie.
• La traduction du document a été faite par M. Pertev Boratav, chargé de recherches au C.N.R.S.

Dès lors, la certitude d’un conflit décisif entre la France et la Russie détermina les rapports russo- turcs.
La Russie avait hâte de mettre fin à cette guerre qui immobilisait plus de cinquante mille hommes de ses troupes sur le Danube, mais elle conservait l’espoir de garder les territoires occupés, c’est-à-dire la Moldavie et la Valachie.
De son côté, Napoléon cherchait à se rapprocher de la Porte. Latour-Mau- bourg, envoyé de l’Empereur à Constantinople, s’efforça d’amener les Turcs à l’alliance française, leur promettant, en cas de leur participation au conflit, outre les deux principautés danubiennes, la Crimée.
Cependant à la fin de l’année 18 11, les deux adversaires entamèrent les pourparlers en vue de la cessation des hostilités. N’étant pas parvenus à s’entendre, les combats reprirent et enfin, au début d’octobre, Kutuzov remporta une grande victoire à Slobodzeia. La Turquie céda alors et le 13 octobre s’engagèrent de nouvelles négociations à Giurgiu, où les exigences de la Russie portaient sur la cession de la Bessarabie, de la Moldavie et une contribution de 20 millions de piastres en échange de la Yalachie. Après un nouveau refus de la Turquie, les plénipotentiaires Kutuzov et Italianski, ambassadeur de Russie à Constantinople pour la Russie, Ghalib Efendi et Ham id Efendi, officier supérieur du Corps des Janissaires pour la Porte, se rendent le 25 octobre à Bucarest où les pourparlers se poursuivirent.
Sur les négociations planait la menace de la guerre franco-russe. Napoléon conseilla au Sultan de ne pas accepter l’armistice et offrit son alliance ; les Turcs, conscients que le temps travaillait en leur faveur, firent traîner les discussions. Les Russes cherchaient à aboutir sans trop céder.
En janvier 18 12, Napoléon par l’entremise de Latour-Maubourg revint à la charge avec pour promesses à l’appui île rétablir l’indépendance de la Pologne, l’une des revendications de la diplomatie ottoman, et de rendre la Crimée à la Turquie. Mais en même temps, la Suède, à son tour, intervint et Bernadotte chargea son envoyé à Constantinople de mettre la Porte en garde contre Napoléon qui après sa victoire sur la Russie pourrait retourner ses armes contre la Turquie. La pression suédoise s’ajoutait ainsi aux résistances des plénipotentiaires russes à Bucarest qui voyaient l’armée russe immobilisée sur le Danube.
Le 24 mars 18 12, l’Autriche s’alliait à la France. L’heure était venue pour la Russie de céder.
La lettre de Ghalib Efendi est le reflet fidèle de ces pressions qui s’exerçaient de tous côtés sur les diplomates turcs : France, Russie, Angleterre, Suède… Elle révèle la traditionnelle prudence de la diplomatie ottomane et laisse transparaître la profonde méfiance des Turcs envers tous les pays d’Europe, tant envers la Russie qui demeurait l’ennemie numéro un, qu’envers Napoléon dont la puissance, alors à son apogée, apparaissait comme une menace.
Enfin la paix fut conclue le 28 mai 18 12. La Porte abandonnait la Bessarabie, mais la Russie renonçait à ses prétentions sur la Moldavie et la Valachie. La frontière était ramenée au thalweg du Prout et du Danube.
Le 24 juin suivant, la Grande Armée franchit le Niémen.
Bien que le traité de Bucarest ne satisfît personne, car la Russie comme le Sultan espérait bien marchander davantage, il dégagea tout de même l’armée russe du Danube, la laissant libre de participer aux combats de 1813-1814. La Turquie, de son côté, put garder sa neutralité dans le conflit, ce qu’espérait bien Ghalib Efendi.
Paris, mars 1965.
Chantai Lemercier-Quelquejay.

С LEMERCIER-QUELQUEJAY
DÉCHIFFREMENT DU RAPPORT EN CODE
ARRIVÉE DES DÉLÉGUÉS TURCS A LA CONFÉRENCE DE BUCAREST

Comme il nous a été communiqué de la part de Votre Ministère à la Porte (Ottomane), il est évident qu’une alliance de l’Empire ottoman avec n’importe quelle puissance chrétienne ne saurait avoir que des conséquences désastreuses. D’autre part, les raisons pour lesquelles l’Empereur de France propose maintenant avec une manifeste sincérité d’établir des liens d’amitié et de prendre ses engagements envers la Porte peuvent s’expliquer de deux façons : ou bien ses intentions sont trompeuses et il cherche à égarer l’Empire ottoman (Dieu nous en garde !), ou bien, ces propositions correspondent à la vérité. Pour le moment, on ne peut se prononcer en faveur ni de l’une ni de l’autre de ces deux possibilités. Peut-être serait-il possible de faire des prévisions d’après les comportements et les agissements (des intéressés) à Istanbul ; mais votre serviteur les ignore.
Il est certain que les événements qui se déroulent en ce moment même en Pologne, amènent la Russie à concentrer ses forces dans ce secteur, aussi ne peut-elle guère en disposer contre l’Empire ottoman ; d’ailleurs l’hiver est là qui l’empêche d’exercer ses méfaits (contre notre pays). Ces circonstances sont avantageuses pour nous. Les Russes en effet n’ont pu, jusqu’ici, que tramer quelques intrigues. D’autre part, la situation actuelle prouve que de tous les Etats chrétiens, seule la Russie peut freiner la course fougueuse de l’Empereur de France vers ses visées de conquête. Trouver une solution à l’affaire de Pologne était depuis longtemps l’une de ses préoccupations. En outre, aux termes du traité qu’il avait conclu avec la Russie, l’Empereur attendait de celle-ci une attitude hostile envers l’Angleterre et l’interdiction de toute activité commerciale (des Anglais) en Russie. Or, en raison de l’indulgence délibérée des Russes, les Anglais ont pu poursuivre leurs affaires commerciales avec la Russie ; les échanges diplomatiques se sont même effectués (entre les deux puissances) ; ce qui a entraîné l’Empereur de France à prendre des mesures récentes (contre la Russie). L’un de ses buts les plus immédiats est très probablement de réduire les Russes à l’état de soumission souhaité.
Bien qu’on ne puisse qualifier de sincères les avances (que l’Empereur de France) fait à l’Empire ottoman dans le seul but de mener à bien ses affaires et, compte tenu des expériences antérieures, peut-on ne les considérer que comme des promesses trompeuses ? Il se peut qu’il nous propose des relations amicales sans arrière-pensées malveillantes. Mais comme certains indices le laissent supposer, cette façon d’agir ne peut aussi viser que le problème des rapports de la Porte ottomane avec l’Angleterre, à savoir : interdire aux Anglais la navigation dans les eaux maritimes et fluviales de l’Empire ottoman, et toute activité commerciale, officielle ou privée sur le territoire ottoman.
Dans ces conditions, l’Empire ottoman devrait refuser d’adhérer à l’un ou à l’autre des systèmes d’alliances, de la France ou de la Russie, et rester neutre ; il devrait assumer tout seul ses fardeaux. Si on arrive enfin comme on le souhaite à conclure la paix, l’Empire ottoman aurait profit à se décharger des conflits qui le gênent par la seule voie de la négociation, et demeurer en spectateur à l’écart des événements ; il semble que ce soit la meilleure des lignes à suivre. Bien qu’il paraisse égal, dans ces conditions, que le traité de paix soit signé (par nous) tout de suite, ou plus tard, comme on ne peut guère savoir d’avance quelle couleur prendra l’étoffe tissée sur les métiers de la Russie, de la France et de l’Autriche, il me semble — ainsi qu’il en est fait mention dans l’ordonnance de mon Généreux Maître — que les avantages tangibles que nous obtiendrions en arrangeant l’affaire sans attendre de l’avenir des profits possibles, sont préférables, en raison des circonstances actuelles.
Il est incontestable qu’une prévision sur l’issue de la guerre est chose impossible pour la raison humaine, et qu’elle ne dépend pas toujours de la force apparente des belligérants ; toutefois, étant donné les antécédents et le grand potentiel militaire de la France, et des dispositions extraordinaires qu’elle a prises, on serait plutôt tenté de prévoir sa victoire sur la Russie, auquel cas, si toutes ses avances sont rejetées (par l’Empire ottoman), dès qu’elle aura réalisé ses plans concernant la Russie, elle trouvera un prétexte pour ajouter de nouvelles matières à sa vieille rancune (envers les Turcs), de sorte que, s’entendant avec la Russie, lors de la signature de paix, elle entreprendra — Dieu nous en garde ! — toutes sortes d’actes hostiles (contre la Turquie) ; ou encore, dans le cas où elle ne pourrait pas venir à bout de la Russie, elle tentera de comploter contre l’Empire ottoman lors des pourparlers de paix avec la Russie.
Il est donc indispensable (pour nous) d’éviter toutes ces conséquences fâcheuses. D’autre part — et par la nature même des choses — l’ennemi principal de l’Empire ottoman est la nation russe plus qu’une autre. Les propos malveillants (au sujet de la Turquie) attribués à la France et divulgués tout récemment par Kutuzov, ont été sûrement suggérés aux Français par les Russes ; de même, lors de la dernière rencontre des empereurs de France et de Russie à Erfurt, les projets hostiles à l’Empire ottoman, qui n’ont pu être élaborés en raison de l’opposition de l’Empereur d’Autriche, ont été probablement soumis par les Russes.
Aussi conviendrait-il pour l’Empire ottoman d’éviter de s’engager dans une alliance avec l’une ou l’autre de ces deux puissances, et de déployer tous ses efforts pour empêcher l’intervention de l’une et de l’autre dans ses affaires. Mais si, en fin de compte, tout compromis s’avère impossible pour lui et qu’il se sent forcé à choisir entre les deux camps, il (me) semble que préférer la France serait la moindre des catastrophes.
Toutefois, comme l’hostilité des Anglais qui serait une conséquence de l’alliance avec la France, nous sera en toute probabilité extrêmement préjudiciable (Dieu nous en garde !), c’est une affaire bien difficile que de trouver une solution moyenne, et de découvrir la perspective la moins lourde de conséquences.
Dans ces conditions, le plus sage serait de tout expliquer très ouvertement à l’Empereur de France en ces termes :
« L’Empire ottoman serait très content de s’allier avec un État aussi puissant que la France. Et il n’hésiterait même pas à accepter la condition posée préalablement ou en conclusion de déclarer son hostilité à l’Angleterre si l’adoption d’une telle politique était en son pouvoir. Or, vous le savez vous-même, qu’il ne peut l’adopter car les Anglais barreront le détroit des Dardanelles et ne laisseront pas même passer une barque. Bien qu’ils ne puissent forcer le détroit des Dardanelles et passer dans la mer de Marmara pour faire pression sur la capitale de l’Empire, on ne peut rien faire contre eux du côté de l’Egée et de la Méditerranée, ils priveront l’Empire de tout l’approvisionnement qui lui parvient de ce côté et on aura à subir toutes sortes de conséquences fâcheuses. En ce moment-là, la France ne pourra pas nous venir en aide pour nous débarrasser des Anglais ; car, vous le savez bien, vous-même, qu’il est impossible de venir à bout des Anglais sur mer. Ainsi provoquer l’hostilité de l’Angleterre serait une politique préjudiciable à tous égards à l’Empire ottoman qui devrait être excusé de devoir la refuser. »
Par des propos de ce genre, et en avançant à l’appui de multiples arguments, on peut lui expliquer (l’affaire), et peut-être, le convaincre que la France n’a rien à craindre de l’Empire ottoman, ni dans le présent, ni dans l’avenir et que nous sommes prêts à tout consentir excepté une rupture avec l’Angleterre. Si l’on y réussit, il n’y aura plus aucun inconvénient à s’allier à la France sous réserve de ne porter (par cette entente), aucun préjudice à nos rapports avec l’Angleterre. Cette entente, conclue par l’intermédiaire de l’Autriche, pourra même apporter certains avantages. On observe actuellement de la part de l’Autriche (une attitude de) cordialité à l’égard de l’Empire ottoman (qui s’explique) par les circonstances. Il (me) semble probable que ces considérations du gouvernement ottoman pourront être transmises à l’Empereur de France par l’intermédiaire de l’Autriche. D’un autre côté (en ce qui concerne les pourparlers avec la France) il ne sera guère opportun de les annoncer à un ambassadeur ou à un chargé d’affaires (français) à Istanbul, ni de lui faire écrire une lettre adressée à son souverain, et d’entamer une correspondance à ce sujet. Il serait préférable de désigner et d’envoyer d’urgence pourvu de pouvoirs extraordinaires et d’instructions particulières à cet effet, un autre délégué que l’ambassadeur chargé d’affaires de l’Empire ottoman auprès de la France ; une personne d’Istanbul, sage, raisonnable, éloquente, capable de riposter, honnête, qui même si elle n’est pas d’un haut grade, serait un serviteur de Votre Seigneurie, pourvue de qualités à la hauteur de la tâche à assumer et capable de représenter l’Empire auprès de l’Empereur de France. De cette façon, l’Empire ottoman serait épargné, avec l’aide de Dieu, de multiples dangers; cette mesure nous permettrait, au moins, de gagner du temps, d’attendre pour voir ce qu’il adviendra dans la suite et agir en conséquence. Telles sont les réflexions qui me viennent à l’esprit. Bien que de tels propos soient trop osés pour un humble serviteur de Votre Seigneurie, j’ai pris la liberté de formuler mon opinion encouragé en cela par le texte de votre firman où apparaît le désir de connaître les mesures à prendre dans l’état actuel des relations entre les grandes puissances. Personnellement, votre serviteur n’est guère à la hauteur de la discussion et de la résolution de ces questions, d’autant plus que les charges que je dois assumer ont profondément troublé mon esprit. Je vous prie donc humblement de me pardonner et d’accorder votre indulgence aux erreurs de jugement que je pourrais commettre. Il me reste à dire en conclusion que ni l’Autriche, ni la France ne semblent être disposées à accepter un autre traité de paix que celui qui assurera à l’Empire ottoman l’intégrité de son territoire. Il faudrait encore savoir de façon précise, si les garanties et les engagements (des deux puissances mentionnées) vis-à-vis de l’Empire ottoman — au cas où ils seraient formulés et contractés — impliqueront aussi les pays envahis récemment par les Russes. En tous cas, si la proposition de retarder (la signature du) traité étant venue de la France, on a dû s’y conformer, ceci ne constitue pas un gros inconvénient puisqu’il reste maintenant cinq ou six jours avant le début de mai, date que vous indiquez ; d’autre part, comme quelques jours passeront encore jusqu’à ce que votre réponse à la présente lettre de votre serviteur puisse parvenir ici et que nous puissions la communiquer (aux intéressés), nous verrons quelle sera l’attitude des Russes d’ici là ; nous ne pouvons la prévoir. En tous cas, je vous prie de bien vouloir me faire savoir votre volonté, et donner des instructions précises et explicites sur l’initiative à prendre, à savoir, si l’on doit, d’après les récentes réponses (des Russes) et les circonstances actuelles, conclure un traité ou le dénoncer, et plus particulièrement, si l’on doit arriver à une entente urgente ou (attendre pour) obtenir des concessions.

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