Les Etats-Unis et le conflit sino-japonais
Les Etats-Unis et le conflit sino-japonais
Alfred Max
Politique étrangère
Année 1938
Volume 3
Numéro 6 pp. 607-623
Le Président Roosevelt avait hérité à son arrivée au pouvoir, en 1933, d’une opinion mal disposée à l’égard du monde extérieur, ulcérée par le non-paiement des dettes et décidée à se prémunir contre la contagion d’une guerre européenne que, déjà, l’on croyait imminente. Cette opinion, M. Roosevelt, persuadé de la nécessité de sauver la paix en collaborant aussi étroitement que possible avec les puissances pacifiques, s’est appliqué à la retourner, à la gagner à ses vues personnelles et à obtenir du Congrès, en fait, la liberté d’action qui lui était refusée en droit par les lois de neutralité.
Le conflit sino-japonais fut, pour le Président, l’occasion de faire en quelque sorte une démonstration de sa politique. Par le fait même qu’il est toujours allé à la limite extrême de la marge où sa politique pouvait se mouvoir sans être désavouée, l’opinion publique s’est trouvée soumise à un travail d’éducation, d’éveil aux réalités de la situation extérieure; la marge de liberté du Président s’est ainsi déplacée, de nouvelles possibilités d’action sont apparues. C’est cette évolution dont je voudrais m’efforcer de retracer ici les étapes les plus importantes.
Refus d’appliquer la loi de neutralité
Dans les premiers jours du mois de juillet 1937, Cordell Hull, comme autrefois M. Stimson, ne croit pas que la guerre soit inévitable. Il pense que le gouvernement civil au Japon a la volonté et la possibilité de mettre le holà aux exigences de son État-Major. Au moment où éclate le conflit sino-japonais, le Président Roosevelt est engagé dans la lutte politique la plus importante de sa carrière : il essaie d’obtenir l’adhésion du Congrès à son projet de réforme de la Cour Suprême; absorbé par les questions intérieures, il laisse à M. Hull la direction des opérations diplomatiques.
Celui-ci fait d’abord appeler, le 12 juillet, quelques jours seulement après l’incident de Lou Kou Chiao, les ambassadeurs de Chine et du Japon et leur dit son espoir de voir la question réglée pacifiquement.
Puis, le 16 juillet, le département d’Etat publie un manifeste qui constitue une sorte de credo de la politique américaine. Tous les grands principes qui animent cette politique depuis l’avènement du Président Roosevelt y sont à nouveau affirmés. La déclaration commence par rappeler que des hostilités, en quelque partie du monde qu’elles éclatent, ne peuvent laisser les Etats-Unis indifférents, qu’elles affectent à coup sûr leurs intérêts, leurs droits ou leurs obligations. M. Hull rappelle également que les États-Unis sont essentiellement attachés à un règlement, par voie de négociations, de toutes les controverses qui peuvent s’élever entre nations, qu’ils restent les ardents défenseurs du droit international, de la moralité internationale, du caractère sacré des obligations contractées.
Soixante États communiquent en termes chaleureux leur approbation de la note de M. Hull. Seul le Japon y fait quelques réserves, se sentant particulièrement visé, déclarant : le gouvernement japonais est d’accord sur les principes généraux de la politique de M. Hull;toutefois, il est bien évident qu’en ce qui concerne l’Extrême-Orient, il n’y a de solution pacifique possible qu’en tenant compte de façon réaliste et objective de la situation de fait particulière à cette région.
Quelques jours s’écoulent. On croit encore que le conflit ne va pas dégénérer en guerre générale, puis c’est l’incident de l’aérodrome de Hungjao. Le conflit se déplace vers Shanghaï. Deux navires américains, YAugusta et le Président-Hoover, sont atteints par des éclats d’obus. Au Congrès, toujours en session, on commence à réclamer une application de la loi de neutralité.
Qu’est-ce que la loi de neutralité? C’est essentiellement un dispositif de sécurité destiné à permettre aux États-Unis de rester à l’écart de toute guerre n’intéressant pas le continent ou les possessions américaines, par un abandon volontaire de certains droits, comme la liberté des mers, traditionnels mais mal définis, et dont l’application risque de provoquer de dangereuses controverses avec tel ou tel belligérant. Comment se déclenche la loi? Il suffit que le Président juge qu’il y a état de guerre. Aussitôt entre automatiquement en application un embargo sur les armes, munitions et matériel de guerre s’appliquant sans discrimination à tous les belligérants; les navires américains ne peuvent plus se rendre dans la zone des hostilités et les citoyens américains doivent s’abstenir de voyager sur les navires des belligérants; les crédits à long terme sont prohibés. En outre, le Président a la faculté d’édicter un certain nombre de restrictions qui portent sur le commerce des matières premières.
Le Président, vers le milieu du mois d’août, se trouve donc devant l’alternative suivante : ou céder aux injonctions du Congrès et reconnaître qu’il y a état de guerre, ou refuser d’appliquer la loi de neutralité.
Le 23 août, le sénateur Pittman, président de la Commission des Affaires Étrangères du Sénat, parlant officieusement au nom du gouvernement américain, déclare en substance dans une allocution radiodiffusée : « Les États-Unis n’ont pas à appliquer la loi de neutralité, ils ne l’appliqueront pas pour l’instant, car, aucune des deux parties n’ayant déclaré la guerre, il n’y a pas état de guerre. » Les pacifistes, les partisans de l’isolement qui réclament au Sénat l’application de la loi ont à ce moment beau jeu de rappeler qu’en 1933, au moment de la campagne d’Ethiopie, le Président avait appliqué la loi de neutralité en disant : « Pour simplifier les définitions, nous dirons qu’il y a guerre lorsqu’il y aura eu invasion armée suivie de pertes de vies humaines. » Donc l’invocation de la fiction de la non-existence d’un état de guerre est un prétexte. Le Président ne veut pas appliquer la loi. Pourquoi?
En premier lieu, il faut tenir compte d’un certain nombre de considérations d’ordre économique et politique. A partir du moment où la paix américaine n’est pas vraiment en danger du fait du conflit sino-japonais, est-il opportun d’appliquer des restrictions qui vont frapper particulièrement les industries de la côte du Pacifique, c’est-à-dire les usines aéronautiques qui fournissent la Chine et le Japon en matériel aérien, pour la plupart situées en Californie, la marine marchande et donc le transit qui fait la prospérité des ports de San Francisco, de Seattle, de San Pedro, le pétrole de Los Angeles dont le Japon est le principal acheteur? Ces restrictions affecteront la Californie. Or, la Californie est un État qui, du point de vue de la politique intérieure, est particulièrement sensible, c’est un État-clé. La prépondérance du parti démocrate n’y est pas indiscutée, et on se rappellera qu’en 1916, au moment où le président Wilson s’était présenté pour son second mandat, il n’avait été réélu que grâce aux 4.000 voix de majorité qu’il obtint sur son concurrent républicain dans l’État de Californie. Ces considérations qui sont du ressort de la stratégie électorale ne peuvent manquer d’exercer une influence sur les décisions qui vont être prises, mais il est difficile de savoir quelle est leur importance exacte dans le calcul auquel se livrent le Président et l’administration.
Une seconde raison pour ne pas invoquer la loi, c’est que son application, étant donné les circonstances, eût été contraire aux principes qui venaient d’être énoncés le 16 juillet. La loi de neutralité est essentiellement amorale. Elle implique un abandon de certaines positions spirituelles, matérielles, un repliement devant la force et devant l’agression. Elle frapperait, si l’on se contentait d’appliquer les restrictions obligatoires, la Chine d’abord : celle-ci ne pourrait plus se ravitailler en munitions aux États-Unis, comme elle le fait à un rythme accéléré depuis le début du conflit.
Or, les sympathies du peuple américain vont à la Chine. Des liens affectifs existent entre la population américaine et la population chinoise; non seulement les Américains ont été surpris et peines par l’agression japonaise de Mandchourie, mais d’une façon plus générale, surtout depuis le règlement de l’indemnité Boxer, il y a un courant d’échanges culturels permanents entre la Chine et les États-Unis. Le personnel gouvernant dans la Chine de Chiang Kai-Shek est composé en majorité d’anciens élèves d’universités américaines; les missionnaires américains font une sorte de propagande inconsciente pour la Chine aux États-Unis mêmes, et si le souvenir demeure de l’époque où la Californie donnait le signal des lois d’immigration fondées sur la discrimination contre les Jaunes, on se rappelle aussi que ces lois s’opposaient beaucoup plus à l’immigration japonaise qu’à l’immigration chinoise.
Mais il existe un troisième ordre de considérations qui pèse probablement plus que les deux premiers sur les déterminations du Président. M. Roosevelt veut garder le contrôle de la politique extérieure. Il n’a accepté la loi de neutralité qu’à contre-cœur. Lorsqu’il l’a appliquée en 1935 à l’Ethiopie et en 1937 à l’Espagne, ce fut en somme, non pas pour servir le but que les auteurs de la loi lui avaient assigné, c’est-à-dire préserver les Etats-Unis d’une guerre au moyen d’un isolement aussi hermétique que possible, mais au contraire pour coopérer par une voie détournée avec les puissances pacifiques, pour apporter, dans le cas de l’Ethiopie, un complément aux sanctions votées à Genève, et dans le cas de l’Espagne, aux restrictions du comité de non-intervention.
Dans le cas de la Chine, il n’y a rien de pareil. Au contraire, il est possible que plus tard le gouvernement des États-Unis, profitant des sympathies du peuple américain à l’égard de la Chine, puisse rejeter la loi de neutralité, dont le Président et l’administration n’ont jamais voulu, pour collaborer à l’occasion du conflit d’Extrême-Orient par des mesures de coercition, par des sanctions peut-être, à l’œuvre qui sera éventuellement entreprise à Genève ou ailleurs.
Enfin, il s’agit pour le Président de prouver qu’il reste le maître de déterminer quand et comment s’applique une loi qui vise au contrôle total de la politique extérieure des États-Unis dans des circonstances données. Il y a là une phase de la lutte qui s’est engagée depuis que la Constitution américaine existe, depuis George Washington, entre les prérogatives du Sénat et celles du Président en matière de politique extérieure.
Le motif invoqué pour ne pas appliquer la loi, c’est la non-existence d’un état de guerre. Le Président et l’administration se rendent compte que l’argumentation est d’une extrême ténuité, car, du fait même des justifications données, il suffirait que le Japon ou la Chine déclarent la guerre pour que les États-Unis se trouvent forcés d’invoquer la loi.
Au mois de septembre, les Japonais déclarent un blocus des côtes chinoises. Ge blocus n’est pas général, il n’est pas effectif, il est limité aux navires chinois, les navires étrangers en étant exempts. Toutefois, la presse japonaise s’irrite, au début de septembre, d’apprendre qu’un navire appartenant au gouvernement américain, le Wichita, va partir d’un port californien, San Diego, pour apporter à la Chine, par Hong-Kong et Canton, une cargaison composée d’avions militaires, de pièces de rechange, de munitions et de matériel de guerre. L’administration craint des difficultés au moment du passage du navire dans les eaux chinoises. Aussi, le 14 septembre, le Président annonce-t-il qu’à partir de ce jour, les navires marchands appartenant au gouvernement américain ne pourront plus transporter d’armes, de munitions, de matériel de guerre, à destination de la Chine ou du Japon ; que les navires marchands privés qui voudront transporter des armes, munitions ou matériel de guerre à destination de la Chine ou du Japon le feront désormais à leurs propres risques, et que les résidents américains en Chine sont invités à quitter le territoire chinois le plus rapidement possible, des navires de guerre américains se tenant à leur disposition à Shanghaï et sur le Yang-Tsé pour les rapatrier ou les évacuer; enfin la politique américaine, en ce qui concerne l’application de l’acte de neutralité, reste essentiellement « sur une base de 24 heures ».
Quelle est la portée de cette déclaration? Elle intervient à propos d’un cas particulier, le cas du Wichita; elle est de pure forme, car les navires du gouvernement qui font le transit entre la Chine, le Japon et les États-Unis sont au nombre de quatre : quatre navires de neuf mille tonnes. Par la suite, on pourra constater que le trafic des munitions ne fera que se développer1. Enfin, les résidents américains, au nombre d’environ 10.000, ne quitteront pas la Chine, sauf 2 ou 3.000 dont beaucoup, d’ailleurs, reviendront dans la région de Shanghaï dès que les hostilités dans cette zone seront terminées; et s’il est vrai que plus tard on assistera à un exode en masse, ce sera non pas en raison d’une pression exercée par le gouvernement, mais plus simplement parce que les affaires auxquelles se livraient les négociants étrangers installés en Chine ont cessé d’être avantageuses étant donné les circonstances.
Concession de pure forme, mais qui porte, car tous ceux qui, même dans les milieux pacifistes, conservent un préjugé favorable à l’égard du Président, diront : « Le Président ne pouvait pas appliquer la loi de neutralité parce qu’il n’y avait pas état de guerre; il ne pouvait donc envenimer une situation, délicate déjà, en prenant une initiative diplomatique inopportune, en déclarant qu’il y avait guerre; mais il fait en somme l’équivalent puisqu’il prend des mesures qui, en pratique, nous mettent à l’abri de tout danger et de toute surprise. »
1. A la date du 1er juin 1938, les États-Unis avaient vendu depuis le début du conflit : à la Chine, du matériel de guerre d’un valeur de 8.666.000 dollars; au Japon, du matériel de guerre d’une valeur de 7.415.189 dollars.
Le discours de Chicago et la conférence de Bruxelles
S’étant ainsi concilié les milieux pacifistes par quelques concessions plus apparentes que réelles, le Président ne perd cependant pas de vue son objectif principal. Tout d’abord, il est conscient de la sympathie grandissante du peuple américain pour les souffrances de la Chine. On sait qu’il existe aux Etats-Unis une organisation qui porte le titre d’ « Institut américain de l’opinion publique », et qui se livre à des consultations populaires périodiques sur toutes les grandes questions d’actualité. L’Institut de l’opinion publique interrogea au mois de juillet 1937 un certain nombre de personnes choisies d’après un critérium présentant certaines garanties de rigueur scientifique : sur 100 personnes, 43 seulement reconnaissaient leur sympathie pour la Chine, et 55 déclaraient n’avoir pas de préférence. Or, au début du mois d’octobre, c’est-à-dire après les différentes proclamations du Président et de M. Hull, après le développement du conflit, son extension à la région de Shanghaï, après les bombardements aériens dans toute la Chine, le chiffre des indifférents était tombé à 40 % et les partisans de la Chine passaient à 59 %.
Le Président, s’appuyant sur les renseignements reçus d’Europe qui laissaient prévoir la possibilité de la convocation d’une conférence en vertu du traité des Neuf Puissances où, peut-être, on se mettrait d’accord sur des mesures à prendre en commun, convaincu par les acclamations qui l’avaient accueilli au cours d’un voyage qu’il venait de faire à travers le continent que sa popularité n’avait pas souffert de l’échec du projet de réforme de la Cour Suprême, prononce à Chicago, le 5 octobre 1937, un discours historique où, pour la première fois peut-être depuis son avènement à la présidence, dégagé de préoccupations intérieures exclusives, il fait connaître ses vues personnelles sur la situation extérieure, persuadé que le moment est venu de jeter toute son influence du côté des puissances pacifiques et de faire un effort pour décourager, par un exemple qu’il espère éclatant, les forces d’agression dans le monde.
Le Président déclarait notamment que « les nations qui aiment la paix doivent faire un effort concerté pour mettre fin à l’épidémie d’illégalité qui déferle sur le monde », que « l’on ne peut pas échapper à la guerre par simple isolement ou neutralité ». Il ajoutait que « lorsqu’une épidémie de maladie commence à se répandre, la communauté doit participer à une quarantaine afin de se défendre contre une propagation du mal ». C’était un langage révolutionnaire pour un Président des États-Unis étant donné le désaveu cinglant infligé à la politique wilsonienne et le fait que, depuis vingt ans, on s’en était tenu à des déclarations vagues et à une abstention à peu près complète.
Que voulait dire le mot « quarantaine »? C’était ce qui intrigua considérablement l’opinion publique américaine. Beaucoup crurent qu’il s’agissait de prendre des sanctions immédiates contre le Japon, c’est-à-dire courir des risques de guerre. Mais à une personnalité importante qui rendit visite au Président le lendemain de son discours et qui lui demanda : « Croyez-vous qu’un jour les États-Unis puissent prendre des sanctions contre le Japon? » le Président, paraît-il, répondit : « Vous lisez le livre à la page 252, moi j’en suis encore à la page 2 ».
Quoi qu’il en soit, le discours de Chicago provoqua des réactions dans l’opinion, réactions violentes de part et d’autre, et l’opinion se divisa, prit position comme elle ne l’avait jamais fait depuis 1919. Les partisans de la nouvelle politique que M. Roosevelt recommandait, on les trouvait au Sénat, chez une poignée de sénateurs, quatre ou cinq seulement, qui avaient toujours marqué leur désir de voir les États-Unis prendre une part plus active aux affaires du monde, comme le sénateur Pope, le sénateur Thomas et M. Pittman, le président de la Commission des Affaires Étrangères. On les trouvait également au sein de quelques ligues pacifistes restées fidèles à l’idéologie de la Société des Nations; par exemple l’association pour la Société des Nations que dirige un homme très actif et très énergique, Clark Eichelberger. Je me trouvais par hasard le 6 octobre dans le bureau de M. Eichelberger, à 8 heures du matin. Il avait devant lui une corbeille où venaient s’empiler des multitudes de télégrammes émanant des membres de toutes sortes d’organisations pacifistes, télégrammes d’approbation à la politique présidentielle. Sur son bureau, deux téléphones : il parlait simultanément à M. Stimson, le secrétaire d’État de l’administration Hoover, qui s’engageait à écrire une lettre au New York Times — lettre qu’il écrivit en effet — donnant son appui sans réserve à la politique du Président, et au secrétaire particulier de M. Kellogg, secrétaire d’État de l’administration Coolidge, lui demandant de bien vouloir signer un manifeste identique à celui de M. Stimson. Si M. Kellogg ne le signa pas, ce fut uniquement, dit son secrétaire, parce qu’il était très malade et, en effet, il devait mourir quelques jours plus tard.
Comme autres partisans de la politique présidentielle, on trouvait certains grands journaux de l’Est, essentiellement le New York Times et le New York Herald Tribune, puis des individualités brillantes mais isolées comme Dorothy Thomson, qui tient une place importante dans la presse américaine et à la radio, ou M. Walter Lippmann.
Mais toutes ces manifestations de sympathie, si spontanées et si chaleureuses qu’elles fussent, se noyaient dans la masse des protestations qui s’élevaient de tous les points du continent. Au Sénat, tout le bloc des neutralistes, le bloc de l’isolement, beaucoup plus puissant en nombre que les partisans de la collaboration avec l’Europe, protestait et organisait une démarche collective à la Maison Blanche. La plupart des journaux du Centre et de l’Ouest protestaient également. Un petit organe du Centre Nord, le Sheboygan Times, déclarait : « Le discours de Chicago est le discours le plus belliqueux qu’un Président des États-Unis ait prononcé. » Un historien connu dont se réclament les milieux pacifistes, M. Charles Beard, écrivait : « M. Roosevelt est un être dangereux car il est tout imbibé de l’idéologie wilsonienne et, comme M. Wilson, un jour, il finira par mener les Etats-Unis à la guerre, et peut-être ce jour est-il venu. »
L’opposition, d’autre part, faisait état d’un prétendu antagonisme entre M. Hull et M. Roosevelt que l’on accusait d’avoir improvisé un discours personnel sans avoir au préalable consulté son secrétaire d’État. Dans ces milieux on représente souvent le « team » Hull-Roosevelt comme une sorte d’équipe Sancho Pança-Don Quichotte. On affiche le plus grand respect pour la personnalité pondérée et grave de M. Hull, tandis qu’on accuse M. Roosevelt d’être primesautier, léger, irréfléchi. Dans ce cas particulier, il n’y avait pas le moindre désaccord entre eux, comme le communiqué du département d’État, rendu public le lendemain 6 octobre, le prouva, puisqu’il y était dit que le Japon avait violé le pacte Briand-Kellogg et le traité des Neuf Puissances et que par conséquent les con* clusions du gouvernement américain coïncidaient avec celles de l’Assemblée de la Société des Nations.
La violence des attaques était cependant telle que le Président dut céder du terrain et démentir les intentions qu’on lui prêtait. Le 12 octobre, il prononçait une allocution radio-diffusée où il déclarait en substance : « Après le discours de Chicago, j’ai reçu des lettres de milliers et de milliers de personnes. Parfois j’y vois exprimée la crainte que la politique que j’ai recommandée à Chicago n’entraîne les États-Unis dans un conflit. Rappelez-vous, mes amis, que de 1913 à 1921 j’étais sous-secrétaire d’État à la Marine de guerre dans l’administration Wilson, que pendant ces années critiques j’ai beaucoup appris; j’ai appris ce que l’on devait faire et j’ai surtout appris ce que l’on devait ne pas faire. »
Dans les milieux du département d’État, on ne cachait pas que, du fait de la réaction publique au discours de Chicago, qui avait été un « ballon d’essai », il était impossible pour les États-Unis de prendre une attitude ferme à la conférence de Bruxelles. Cette impression générale fut encore accentuée le 1er novembre, lorsque M. Eden prononça un discours en Angleterre où il donnait l’impression que la conférence de Bruxelles se réunissait sur l’initiative américaine, que l’Angleterre irait aussi loin que les États-Unis voudraient bien aller, et que c’était aux États-Unis de montrer la voie. Pour les Américains, cela signifiait que les États-Unis à la conférence de Bruxelles allaient faire un marché de dupes et qu’il s’agissait encore une fois de « tirer les marrons du feu » pour le compte de l’Angleterre.
Au Congrès, qui se réunit le 15 novembre — juste à temps pour enregistrer l’échec de la conférence de Bruxelles —- un vif mécontentement se manifesta, Des représentants demandèrent la déchéance du Président et du secrétaire d’État coupables de ne s’être pas conformés à la volonté du peuple clairement exprimée par la loi de neutralité. Plusieurs sénateurs influents se rendent de nouveau à la Maison Blanche et exigent l’application de l’acte, le retrait des forces américaines d’Extrême-Orient, l’évacuation des résidents américains. On réclame ce retrait parce que, dit-on, dans les circonstances présentes on peut fort bien redouter que se produise en Chine un incident analogue à celui de 1898, lorsque le navire de guerre américain le Maine fut coulé à Cuba, déclenchant ainsi la guerre hispano-américaine. M. Hull continue à répondre : « Nous n’appliquons pas la loi parce qu’il n’y a pas état de guerre. Nous ne retirons pas nos forces parce qu’il faut protéger nos établissements consulaires et diplomatiques. D’ailleurs nos intérêts en Chine ne sont pas seulement des intérêts économiques, ils sont également d’ordre moral. Il s’agit pour nous de ne pas reculer, de ne pas nous replier devant l’agression. »
Incident du Panay
Cet incident qu’on redoute dans les milieux pacifistes se produit le 12 décembre. C’est l’incident du Panay. La canonnière Panay remonte le Yang-Tsé en amont de Nankin. Elle a à bord les membres du personnel diplomatique de l’ambassade des États-Unis à Nankin, des réfugiés et des journalistes. Ses mouvements ont été communiqués au haut commandement japonais. C’est avec l’approbation du haut commandement japonais que la canonnière se déplace sur le Yang-Tsé pour se mettre à l’abri de l’attaque sur Nankin. Un officier japonais est monté à bord le matin du 12 pour vérifier que le trajet qu’emprunterait la canonnière était bien tel qu’on l’avait dit. Le temps est parfaitement clair, la visibilité parfaite, d’énormes drapeaux aux couleurs américaines sont étendus sur le pont. Des avions japonais survolent plusieurs fois le Panay à basse altitude et laissent tomber plusieurs bombes ; le navire coule, on l’évacué ; les canots de sauvetage sont à leur tour bombardés par les avions qui les poursuivent à la mitrailleuse. Incident grave évidemment; plus grave, si l’on considère purement la question de prestige national, qu’aucun des incidents de la période 1914-1917. Incident qui semble, comme l’indiquent les dépositions des témoins oculaires, délibéré et peut-être destiné à mesurer la vigueur de la réaction américaine ou à intimider les États-Unis et les persuader de retirer leurs forces.
Il laisse l’opinion américaine très calme. L’incident se produisit le dimanche, et le Sénat est en session le lundi matin. Les réactions à la tribune sont à peu près les suivantes : « Nous l’avions bien dit. Pourquoi l’administration ne s’est-elle pas conformée à nos directives? Qu’allions-nous faire là-bas? Pourquoi avions-nous des forces armées en Chine? » On apprend un peu plus tard que la canonnière américaine escortait trois navires citernes de la Standard Oil, et alors on se trouve reporté en pleine atmosphère de l’enquête Nye : « Ce sont les fabricants de munitions que l’on protège et pour lesquels on fait massacrer les soldats américains. »
D’autres sénateurs demandent que l’administration adopte une attitude digne, c’est entendu, mais surtout qu’elle n’essaye pas d’exciter la population américaine, car, déclare le sénateur Ashurst, « les Américains peuvent s’échauffer tout autant que les Français eux-mêmes ». Mais l’administration prend une position différente. Dès les premiers rapports, dans les sphères du département d’Etat, on est persuadé qu’il s’agit d’un geste délibéré du Japon. D’autre part, un incident de cette portée fournit au Président l’occasion qu’il cherche d’adresser un sévère avertissement aux forces d’agression à travers le monde entier en faisant la preuve que les États-Unis savent, le cas échéant, faire respecter leurs droits; de montrer par là même aux grandes démocraties occidentales auxquelles on reproche aux États-Unis d’être si timorées dans leur résistance au chantage des dictatures, qu’il suffit de parler haut et ferme pour mettre un terme à leur insolence ; enfin de poursuivre la campagne d’opinion dont le début a été marqué — selon l’expression de M. Chamberlain — par « l’appel du clairon » de Chicago, en faisant étalage devant le public américain des faits concrets qui doivent provoquer son indignation et le rallier à la politique présidentielle. Aussi l’administration adopte-t-elle une mise en scène un peu dramatique. Le lendemain de l’incident, l’ambassadeur du Japon doit venir présenter ses excuses au secrétaire d’Etat. Le Président, en prévision de cette entrevue, prépare un mémorandum où il dit au secrétaire d’État :
Ce mémorandum est tapé à la machine et le Président Roosevelt y fait quelques ratures de sa main. Il le communique à M. Hull, et quelques minutes plus tard il le remet à la presse pour publication, de sorte que, au moment même où intervenaient les événements, le public américain était tenu au courant des moindres péripéties des démarches diplomatiques.
L’impression dans l’opinion est unanimement favorable; on considère que le message du Président est à la fois modéré de ton et digne, que c’est fort bien de renoncer aux méthodes de la diplomatie secrète et de tenir le public constamment informé ; enfin, on admire beaucoup le fait que M. Roosevelt se soit adressé personnellement à l’Empereur, car on sent que toutes les assurances que donnera le gouvernement civil ne valent pas grand’chose, que c’est en réalité au pouvoir militaire qu’il faut s’adresser et que, seul l’Empereur, sorte de surarbitre, a l’autorité nécessaire pour parler en maître à la fois à l’un et à l’autre.
Cette satisfaction de l’opinion s’augmente du fait que le Japon adopte rapidement une attitude d’humilité totale; les excuses succèdent aux excuses et à la fin du mois de décembre M. Hull pourra déclarer l’incident clos, ayant obtenu satisfaction sur tous les points. Il faut ajouter que la mise en scène de l’administration s’était complétée du fait que par hasard, à bord du Panay, se trouvait un cinéaste qui avait pu enregistrer la scène de l’incident; le film fut transporté par clipper depuis Shanghaï par Hong-Kong, les Philippines et la voie ordinaire par le Pacifique jusqu’à San Francisco, convoyé de là par avion militaire spécial et apporté avec un grand luxe de précautions à la Maison Blanche où, le premier, le Président en vit la projection. Quelques jours après l’incident, tout le public américain put se précipiter dans les salles du continent entier pour assister à la projection du film, commenté d’une façon très sobre et à la fois très habile, comme pour faire toucher du doigt aux Américains la réalité du danger qu’ils avaient couru. Tout ceci compléta cette impression générale que les États-Unis étaient sortis d’une crise grave, grâce à la fermeté et à l’habileté de leur Président. L’opposition fut minime, même M. Lan don, le rival républicain du Président, fit connaître à celui-ci qu’il approuvait sans réserve l’attitude qu’il avait adoptée dans l’affaire du Panay. Le succès de la politique suivie eut les résultats attendus : le sentiment antijaponais s’intensifia considérablement dans le pays ; le mouvement de boycott privé lancé par certains polémistes et surtout par les syndicats à tendances extrémistes prit un certain développement. Le prestige du Président s’en trouva renforcé puisqu’aux yeux du public américain il avait su tenir tête au militarisme japonais et qu’il avait dissipé l’illusion que les démocraties, déterminées à ne pas recourir à la guerre, étaient impuissantes devant les dictatures.
L’amendement Ludlow
Mais les pacifistes ne se tenaient cependant pas pour battus. Ils redoutaient à la suite de l’affaire du Panay de nouveaux incidents qui, étant donné l’attitude très ferme adoptée, risquaient d’entraîner un conflit, de même que les notes du Président Wilson à propos de l’affaire du Sussex avaient finalement obligé l’Amérique à participer à la guerre en 1917. On rappelait le mot de M. Elihu Root : « II est très difficile, lorsqu’on a menacé du poing, d’agiter ensuite mollement l’index ». Le sénateur Sma-thers, membre du groupe pacifiste, déclara à la presse qu’il était très alarmé du changement d’opinion qu’il constatait aux Etats-Unis : « Quelques jours avant le Panay on n’aurait pas trouvé un seul Américain pour faire la guerre; aujourd’hui j’en rencontre constamment qui réclament la tête de quelques Japonais. » La détermination pacifiste d’arrêter Roosevelt coûte que coûte prit forme, et comme il ne peut pas y avoir aux Etats-Unis de débats où des ministres responsables viennent défendre leur gestion, on utilisa, pour infliger un blâme à la politique du Président, l’amendement Ludlow.
Qu’est-ce que l’amendement Ludlow? C’est un projet d’amendement à la Constitution, déposé par un représentant pacifiste, qui tend à donner le pouvoir de déclarer la guerre — pouvoir qui actuellement repose entre les mains du Congrès — directement au peuple. Seul le peuple américain posséderait, par référendum national, le pouvoir d’engager des opérations de guerre. Ce référendum avait de nombreux partisans, 75 % déclarait l’Institut de l’opinion publique. Puisque à New York, disait-on, on peut voter par référendum sur la question de savoir si l’on doit supprimer telle ou telle ligne de métro, pourquoi les électeurs ne pourraient-ils voter, par voie de référendum, sur une question sensiblement plus importante comme celle de savoir s’ils vont se battre ou non? On entendait aussi fréquemment le raisonnement suivant : « La guerre de 1917, erreur dont nous nous repentons encore aujourd’hui, n’aurait-elle pas été évitée si au lieu de soumettre la question de l’entrée en guerre des États-Unis à un Congrès dominé par le Président Wilson, on l’avait soumise au peuple américain? »
A ces arguments, les adversaires de l’amendement répondaient : « Procéder à un référendum en temps de crise internationale, c’est gêner la diplomatie américaine et la diminuer au moment où elle a le plus besoin d’autorité; de plus, ce n’est pas compatible avec le régime représentatif. » Mais si l’amendement Lûdlow venait en discussion, c’était parce que de nombreux députés avaient signé une pétition à cet effet, et ces députés avaient signé, pour une grande partie, après l’incident du Pôfïay, de sorte que
l’administration et le Président ne pouvaient pas juger là question uniquement sur ses mérites. Le vote de la résolution Ludlow aurait eu le caractère d’une motion de défiance; il fallait la faire écarter par la Chambre. Il y eut donc une pression énorme de la part de l’administration. Le Président Roosevelt se déclara absolument opposé à l’amendement, Cordell Hull de même. On utilisa même certains moyens de pression de caractère électoral. Toujours est-il que la Chambre, le 10 janvier, rejeta l’amendement Ludlow par 210 voix contre 188. Malgré l’étroitesse de cette marge, l’administration était en droit de considérer qu’elle avait obtenu, pour la première fois depuis fort longtemps, l’approbation tacite de la branche législative du gouvernement à sa politique extérieure. Dès lors on peut estimer qu’en ce qui concerne l’Extrême-Orient le Président l’a emporté; désormais les critiques qu’on lui adressera pour la non-application de la loi se feront de plus en plus faibles. La fermeté des notes que le département d’État aura l’occasion d’envoyer à nouveau au Japon suscitera une opposition décroissante, d’autant plus que le Japon s’enlise davantage dans son expédition continentale, et que parait s’éloigner le risque pour les États-Unis d’avoir à employer la force pour faire respecter le droit. Mais le Président connaît la rapidité avec laquelle l’opinion évolue. Il a utilisé les circonstances pour poursuivre sa politique et il continue à les utiliser pour faire voter un programme de réarmement naval massif, pour accentuer la collaboration avec la Grande-Bretagne dans le Pacifique et pour soulever à nouveau la question des Philippines.
Le réarmement naval et les Philippines
Je ne veux pas citer de chiffres en ce qui concerne le réarmement naval, ni de détails en ce qui concerne l’aménagement des bases navales sur lesquelles des précisions ont été données ici-même 1. Mais ce réarmement naval, il faut qu’il soit voté par le Sénat et par la Chambre. L’opposition est menée, cette fois, par des hommes comme Borah et le sénateur Johnson qui voient dans le programme de réarmement la confirmation d’une alliance tacite qui existerait entre l’Angleterre et les États-Unis dans le Pacifique, alliance dont les partisans de l’isolement ne veulent à aucun prix. On cite certains indices de cette collaboration, comme le voyage clandestin du capitaine Ingersoll, qui dirige la division des plans de guerre au département de la Marine, à Londres, où il a rendu visite aux techniciens de l’Amirauté. Ce voyage n’a pas été démenti par l’administration et toutes les suppositions sont permises. A Singapour, au moment de l’inauguration de la nouvelle base navale britannique, trois croiseurs américains sont présents. La note au Japon du 20 février est envoyée conjointement par la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis (il s’agit de savoir si le Japon dénonce ou non la limite des 35.000 tonnes). L’expansion de l’aviation commerciale dans le Pacifique se poursuit et donne lieu à des discussions amicales au sujet des îles de Canton et de Enderbury dans le groupe des Phoenix.
Ainsi s’engage une nouvelle bataille au Sénat et à la Chambre sur la politique du gouvernement, à propos du réarmement naval. La défense de l’administration, c’est qu’étant donné le réarmement en cours dans toutes les parties du monde, les Etats-Unis ne peuvent sans danger rester en état d’infériorité. Pour la première fois dans l’histoire américaine apparaît la notion de la constitution possible de deux flottes distinctes, la flotte de l’Atlantique et la flotte du Pacifique.
Mais c’est surtout la question des Philippines qui retient l’attention. Le réarmement naval est voté finalement par la Chambre à une grosse majorité et par le Sénat à une majorité moins importante (56 voix contre 28 et 12 abstentions). La question des Philippines est plus délicate. La population américaine ne s’y intéresse pas beaucoup. « Quand en 1898 on apprit aux États-Unis que l’amiral Dewey avait remporté une victoire navale dans la baie de Manille », écrivit un journaliste américain, « on put entendre le bruit que faisaient cinquante millions de citoyens ouvrant fiévreusemen leurs dictionnaires, leurs atlas et leurs manuels de géographie.
1. « Bases navales et d’hydravions dans le Pacifique », par René La Bruyère et E. Pépin : Politique Étrangère n° 3, juin 1938.
» Les partisans de l’indépendance des Philippines n’eurent pas grand mal àl’obtenir d’un Congrès décidé plus que jamais à se désintéresser de tout ce qui n’est pas d’un intérêt vital pour les États-Unis. Mais plus tard, au moment du vote du programme de réarmement et toujours à l’occasion de l’atmosphère favorable qui règne après la solution de l’incident du Panay, M. Paul McNutt, haut-commissaire américain aux Philippines, après un voyage rapide aux États-Unis, prononça un discours où il déclarait que ce n’était vraiment pas le moment de donner l’indépendance aux Philippines étant donné les événements d’Extrême-Orient et la fièvre d’agression japonaise, qu’à peine le drapeau américain aurait quitté les îles, celles-ci seraient en proie au massacre et au carnage, qu’il y avait une responsabilité morale qui incombait aux États-Unis et qu’il fallait donc trouver une solution pour conférer aux Philippines un statut intermédiaire entre l’indépendance complète et le statut actuel.
Ce discours fut accueilli favorablement, semble-t-il, par M. Quezon, le Président des Philippines. Des négociations s’engagèrent peu de temps après entre M. Quezon et M. Roosevelt pour la conclusion d’un accord, d’une sorte d’avenant au protocole économique qui accompagnait l’acte d’Indépendance, octroyant des aménagements tarifaires qui retardent en fait l’autonomie douanière des Philippines jusqu’à 1960. Il n’a pas été question de reculer la date de l’indépendance politique des îles, mais le problème est soulevé et il sera probablement repris et discuté au cours de la prochaine session du Congrès.
L’avenir de la politique américaine en Extrême-Orient
Après le vote du réarmement naval, il y eut d’autres incidents en Chine : un secrétaire de la légation américaine fut frappé par une sentinelle japonaise; des missions américaines furent bombardées. Le Japon resta humble. M. Hirota, au mois de février, fit un discours à la diète japonaise où il insistait beaucoup sur la correction de l’attitude américaine et les bonnes relations existant entre les États-Unis et le Japon. On eut une preuve positive de cette bonne volonté japonaise : au moment du règlement de l’affaire des pêcheries de l’Alaska, affaire assez imprécise et compliquée mais où il semble que le bon droit n’était pas entièrement du côté des pêcheurs américains de la côte de l’Alaska, le Japon s’inclina purement et simplement devant les démarches diplomatiques répétées des États-Unis.
Mais on sentait que ce bon vouloir pouvait n’être pas éternel et qu’en cas d’effondrement de la résistance chinoise le Japon ferait sans doute bon marché des droits des puissances occidentales, et notamment du principe de la Porte Ouverte dont les Etats-Unis depuis quarante ans affirmaient l’intangibilité. Aussi M. Roosevelt n’avait-il négligé aucune des possibilités d’éveil de l’opinion américaine aux réalités. Du conflit d’Extrême-Orient il avait fait naître un embryon de coopération avec l’Angleterre pour la défense du Pacifique ; il avait fait surgir un gigantesque réarmement naval qui constituait une menace à plus ou moins longue échéance pour le Japon; il avait créé un précédent important quant à la non-application de la loi de neutralité; il avait suscité un renforcement de son prestige en matière de politique extérieure, il avait provoqué une évolution certaine de l’opinion contre le Japon et indirectement contre ses alliés du bloc totalitaire. Mais surtout, par ses protestations répétées contre les bombardements aériens des populations civiles à Shanghaï, à Canton, à Nankin, protestations qui se firent particulièrement nettes au moment de l’offensive contre Hankeou et des bombardements de Canton, il avait su faire vibrer la corde humanitaire et tirer parti de la générosité naturelle au peuple américain.
Le sénateur Pittman obtint du Congrès, à la veille de s’ajourner, le 15 juin 1938, qu’il condamnât les bombardements aériens des populations civiles. Il déclara, et avec lui M. Hull et M. Sayre, qu’il était inadmissible que les armes fabriquées aux États-Unis pussent être utilisées à dés bombardements aériens des populations civiles, que, par conséquent il fallait mettre à l’étude les moyens d’éviter pareil état de choses, ce qui, en l’absence de l’invocation de la loi de neutralité, ne peut signifier que le retour à des mesures unilatérales, à des mesures discriminatoires, à des embargos sur des armes à destination des pays violant les règles de l’humanité et de la conduite de la guerre, telles qu’elles avaient été définies par les conventions de La Haye, ou telles qu’elles seraient définies par une nouvelle conférence de La Haye à laquelle lés Etats-Unis laissaient entendre qu’ils se tenaient prêts à participer.
Autrement dit, et bien qu’ils ne s’agisse encore que d’efforts et de projets d’une portée limitée, il semble que M. Roosevelt ait réussi à décrire, de juillet 1937 à juillet 1938, l’arc de cercle qui va de la neutralité et de l’impartialité, quelles que soient les circonstances, à l’idée de sanctions, de mesures discriminatoires en certains cas. Le peuple américain, et le Congrès qui a voté la motion Pittman, semblent l’avoir suivi sur cet arc de cercle à quelque distance en arrière, et pourraient l’avoir rejoint vers le mois de janvier 1939, lorsque se réunira le nouvean Congrès, moment où M. Hull a officiellement fait connaître son intention de demander au Sénat de remettre sur le chantier la loi de neutralité et de lui faire subir un examen sévère à la lumière des événements des deux dernières années.
J’ai quitté les États-Unis au mois de juin, par conséquent je ne suis pas compétent en ce qui concerne l’évolution de l’opinion publique depuis cette date. Il est certain, toutefois, que les accords de Munich ont provoqué aux Etats-Unis un recul net du mouvement de collaboration qui commençait à prendre corps et qui reposait tout entier sur l’idée de solidarité des grandes démocraties et de moralité internationale. Ce recul, qui n’est peut-être que temporaire, ne peut pas ne pas avoir de répercussion sur la politique américaine en Extrême-Orient. Sans doute les efforts de M. Roosevelt depuis le début du conflit ont-ils tendu à préparer l’opinion à une résistance active aux empiétements japonais et à une défense énergique des intérêts américains dans le Pacifique, en collaboration tacite avec la Grande-Bretagne. Mais si M. Chamberlain s’apprête, comme il n’est pas impossible, à faire preuve à l’égard de l’expansion japonaise du même « réalisme » qui a caractérisé sa politique européenne, il ne faut pas — l’opinion ne tolérerait pas — que les Etats-Unis puissent rester « en flèche »* exposés à défendre seuls un statu quo abandonné de tous. Aussi, sans renoncer encore à son premier dessein qui suppose une commune volonté de résistance de la part des deux grandes puissances maritimes, l’administration de M. Roosevelt prépare-t-elle la voie à un éventuel repli stratégique en insistant, à l’occasion de la conférence panaméri-cains de Lima, sur les relations entre les États-Unis et les nations de l’Amérique latine, les intérêts américains en Extrême-Orient, bien qu’importants du point de vue économique, stratégique, moral, ne pouvant venir qu’au second rang des préoccupations de la politique extérieur* des États-Unis.
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Persee_Alfred Max_Les Etats unis et le conflit sino-japonais
source
Les Etats-Unis et le conflit sino-japonais
Politique étrangère Année 1938 Volume 3 Numéro 6 pp. 607-623
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