Normandie – Niemen
retour à la Seconde Guerre Mondiale
> 1 Création du GC 3
> 2 Le GC 3 devient « Normandie »
Archives Aéro-Journal
Autre avion abandonné par l’armée de l’Air de Vichy et qui sera récupéré par le GC 3, le Dewoitine D.520 n° 397 sera piloté par le commandant Tulasne à plusieurs reprises à Rayack en octobre 1942.
De gauche à droite : lieutenant Préziosi, lieutenant Michel (mécanicien), lieutenant Littolff et un pilote non identifié.
Photo famille Tulasne
Yakovlev Yak-7 GC 3 Normandie Ivanovo, décembre 1942 Infographie : Pierre-André Tilley
Avec l’aimable autorisation de © Aéro-Editions, 2002
1 Création du GC 3
Quand l’Allemagne envahit l’URSS, le 22 juin 1941, parmi les fonctionnaires français rappelés à Vichy, le colonel Luguet, attaché de l’Air, choisit de gagner Londres. Il remet au général Valin, commandant les forces aériennes françaises libres (FAFL), un volumineux dossier sur le potentiel industriel et militaire soviétique. Son rapport conclut à une série de succès foudroyants pour l’Allemagne, suivie par une guerre d’usure qui ne peut que tourner à l’avantage des Soviétiques. Cette analyse n’est pas partagée par tout le monde et, notamment, par les Britanniques qui croient peu en la capacité de résistance de l’URSS sur le long terme.
Force est de reconnaître que malgré un déficit évident de moyens, le chef de la France libre ne manque alors ni d’ambition ni de clairvoyance. Soucieux de soigner sa légitimité et pensant déjà au rang qu’il estime que la France doit tenir après la cessation des hostilités, De Gaulle décide de profiter du vide politique provoqué par le retrait de l’ambassade de Vichy à Moscou. L’envoi d’une division sur le front russe se heurte à trop d’obstacles matériels pour être une idée réaliste, mais De Gaulle ne reste pas insensible à la suggestion de Valin d’envoyer une unité aérienne qui serait équipée par les Soviétiques. Pour des raisons pratiques, le choix se porte sur un groupe de chasse qui prend la dénomination de GC 3.
Le 19 février 1942, le colonel Luguet et le colonel Mirlès, du 2ème bureau Air, prennent contact avec la mission militaire soviétique à Londres à laquelle ils remettent une note écrite à l’attention de l’ambassadeur Bogomolov. Un mois plus tard, la mission militaire soviétique informe les Français que non seulement le projet est très sérieusement étudié par Moscou mais que les autorités supérieures ont donné un accord de principe.
Fort de ce succès, De Gaulle envoie une mission diplomatique, avec à sa tête l’ambassadeur Garreau qui s’installe à Koubitchev, et une mission militaire, commandée par le général Petit, qui prend ses quartiers à Moscou.
Mais à partir de là, les choses prennent une tournure un peu plus compliquée.
Des problèmes mais aussi des solutions
Le 22 avril 1942, une première liste de pilotes [1] est remise à Sir Archibald Sinclair, ministre de l’Air britannique. Parmi ceux-ci figure le capitaine Tulasne, comme commandant d’unité, mais aussi le capitaine de corvette Jubelin. Toutefois, ce dernier renonce à se porter volontaire et il est remplacé par le commandant Pouliquen. La plupart des pilotes se battent au sein d’unités de la RAF et aucun n’appartient au N° 340 Squadron Île-de-France. Plutôt favorables au projet français au départ, les Britanniques manifestent alors une franche hostilité. Sir Sinclair fait savoir qu’il est hors de question de laisser partir sur le front russe des pilotes dont la RAF a payé l’entraînement et dont elle a le plus pressant besoin. La bagarre entre les autorités françaises libres et britanniques est loin d’être terminée.
Au sein des FAFL cette liste est également loin de faire l’unanimité. Le lieutenant-colonel Astier de Villatte, commandant les FAFL en Syrie, écrit au général Valin en date du 3 avril : » Je crains que Tulasne avec son inexpérience de la guerre moderne, sa fougue et ses maladresses au point de vue commandement, ne conduise le GC 3 soit à un échec soit plutôt à une gloire trop onéreuse en vies humaines. » Il suggère de le remplacer par Demozay qui, selon lui, » passe pour avoir de l’autorité, de la pondération et […] à coup sûr l’expérience et le prestige qui manquent à Tulasne. » Valin note en marge de la lettre » j’en prends bonne note et je verrai sur place en Syrie » et décide finalement de confier le commandement du GC 3 à Pouliquen
La situation se corse un peu plus avec la mort accidentelle des deux chefs de la mission militaire soviétique à Londres. Le trait d’union qui relie l’état-major des FAFL à Moscou et Koubitchev disparaît brutalement. Or, les deux missions françaises en URSS poursuivent leurs négociations, chacune de son côté d’une manière indépendante. Cette situation débouche sur un certain nombre de malentendus, que la méconnaissance de la langue russe transforme parfois en décisions contradictoires. Tout ceci laisse une curieuse impression aux Soviétiques peu habitués à cet exercice de style.
Pire encore, profitant de l’absence momentanée de son chef, l’adjoint du général Valin, le lieutenant-colonel Coustey, sans doute abusé par cet imbroglio, remet une note au général De Gaulle concluant à l’impossibilité de faire aboutir le projet. L’intervention opportune de Mirlès auprès de De Gaulle va sauver la situation. Car, s’il existe des problèmes, il existe aussi des solutions. Fin juin, les autorités soviétiques transmettent leurs contre-propositions que De Gaulle accepte le 10 juillet. Début septembre, Mirlès, dépêché à Moscou pour épauler le général Petit, lève les dernières hypothèques au terme d’une entrevue qui servira de base à l’accord définitif.
Les Soviétiques avaient envisagé d’intégrer les pilotes français à leurs propres unités organiques. Toutefois, pour des raisons à la fois linguistiques et idéologiques, les Français obtiennent qu’ils forment une unité autonome engagée sous commandement soviétique. Les derniers détails, relatifs au matériel, l’uniforme, la carte d’identité, la discipline, l’entraînement et les arrangements financiers, finissent par être réglés. Pour se conformer aux us et coutumes soviétiques qui veulent que les pilotes soient tous officiers, les sous-officiers sont tous temporairement élevés au grade d’aspirant.
Notes :
1 : Cette histoire de liste initiale datée du 22 avril 1942 est loin d’être claire. Selon les sources consultées, la liste va de trente à quarante-deux noms, y compris les pilotes de l’Alsace alors au Levant.
2 : Le GC 3 devient « Normandie »
Yakovlev Yak-1b (n° 33.112)
Escadrille Normandie
Sous-lieutenant Adrien Bernavon
Khationki, juin 1943
Copyright P-A. Tilley
Avec l’aimable autorisation d’Aéro-Editions
Les Yak-1b de Normandie à Ivanovo début 1943. Certains portent des inscriptions indiquant qu’ils ont été offerts à l’armée rouge par les habitants d’un kolkhoze.
Collection famille Tulasne
Le 1er septembre 1942, le général De Gaulle signe la création officielle du GC 3. À cette même date, la liste définitive, comportant soixante noms (personnel navigant et non navigant), est dressée.
Il ne reste plus qu’à baptiser la nouvelle unité selon la tradition adoptée par Valin. Plusieurs noms sont avancés, comme Bretagne (qui sera ultérieurement attribué à un groupe de bombardement), mais c’est finalement Normandie qui est retenu. Comme le précisera par la suite le commandant Pouliquen, le choix est heureux » parce que Bretagne-Niémen n’eût pas aussi bien sonné que Normandie-Niémen « . Et que dire de Flandres françaises également proposé…
Pilotes et personnel technique sont rassemblés à partir du début du mois de septembre sur la base de Rayack, au Liban. Normandie compte à sa naissance quatorze pilotes opérationnels. Le nombre des pilotes du premier contingent a donc été divisé par deux par rapport au souhait initial des FAFL. Cette réduction significative résulte sans aucun doute des « recommandations » de Sir Archibald Sinclair… L’ambition de créer deux escadrilles de neuf pilotes, plus un commandant et son adjoint, cinq pilotes en volant et deux comme instructeur et pilote de liaison (note n° 3 du 23 février 1942) tombe à l’eau. Le groupe de chasse n° 3 est réduit à la taille d’une modeste escadrille.
Le commandement administratif est confié à Pouliquen et le commandement tactique à Tulasne. Cette hiérarchie est contraire à celle des VVS (forces aériennes soviétiques), dans lesquelles le commandement d’une unité ne peut être exercé que par un opérationnel; il y sera mis bon ordre lors du rappel de Pouliquen en mars 1943.
Après présentation au colonel Corniglion-Molinier et la fabrication des insignes de poitrine par les artisans des souks de Damas, le 11 novembre l’ordre de départ arrive enfin.
Le 26 novembre 1942, le général Falalieiev et le général Petit paraphent l’accord définitif sur la création et les conditions d’emploi d’une unité de chasse française sur le front russe. Pour des raisons d’économie de personnel, celle-ci sera réservée aux missions de supériorité aérienne et sera rattachée à la 303ème Division aérienne. Ce choix n’est pas le fruit du hasard. Cette division fait partie des unités d’élite de l’armée Rouge et elle est commandée par le général Zakharov, une forte personnalité et un héros des VVS, alors âgé de 34 ans. Cette division compte quatre régiments, le 18ème régiment de la Garde (GuIAP) commandé par le lieutenant-colonel Goloubov (as et futur Héros de l’URSS), le 139ème GuIAP, le 168ème et le 563ème.
Le Yak : un choix politique ?
Le 29 novembre, le premier contingent de dix hommes sous les ordres de Pouliquen arrive à Ivanovo, base-école située à 250 km au nord-est de Moscou où le personnel de Normandie doit être formé. Tulasne et les sept derniers pilotes arrivent deux jours plus tard. Maintenant se pose la question cruciale du choix du matériel. Beaux joueurs, les Soviétiques offrent aux Français tout ce dont ils disposent. Si sur le plan psychologique et politique, il est difficile à Tulasne d’arrêter son choix sur un matériel autre que soviétique, d’autres paramètres entrent en ligne de compte. Les Britanniques ne fournissent alors que des Hurricane, déjà surclassés, tandis que Tulasne craint des difficultés de ravitaillement pour le matériel américain. En outre, le P-39 a fort mauvaise presse en Angleterre.
» Des appareils russes, témoigne Yves Mahé, nous ne connaissons que peu de choses. Photos et performances sont fournies pour aider le choix de notre commandant qui, finalement, s’arrête au Yak-1, ce qui ne semble nullement surprendre les officiers russes qui acquiescent aussitôt. Ils nous donnent par contre peu de précisions sur la date à laquelle nous recevrons ces appareils et jusqu’à leur livraison, fin janvier, nous les attendrons pour » zavtra » (demain). «
Ce choix, cependant, étonne, voire indigne, les diplomates anglo-saxons en poste à Moscou. Au moins, les pilotes de Normandie n’auront jamais à le regretter tant le petit chasseur conçu par Alexksandr Sergueïevitch Yakovlev s’accorde au tempérament des Français.
Petit à petit – non sans mal – tout se met en place. L’intendance française fournit les tenues : battle-dress bleu foncé pour les officiers et kaki pour les » aspirants « . La carte d’identité délivrée à chacun témoigne de la reconnaissance par les autorités soviétiques du caractère autonome de Normandie. Toutefois, toutes les difficulté ne sont pas aplanies.
La subordination du groupe aux autorités français est loin de briller par sa clarté. La mission militaire à Moscou, dont l’existence est uniquement justifiée par la présence de Normandie, n’exerce aucune autorité directe sur l’unité. La mission diplomatique est totalement hors-jeu. Quant au général Valin, la distance qui le sépare du groupe, l’empêche d’en assumer pleinement le contrôle. Mais, depuis décembre, une nouvelle autorité a émergé : celle du général Mendigal à Alger [2] ; peu contraignante à ses débuts, elle va s’imposer à partir de juillet 1943 et la nomination du général Bouscat comme chef d’état-major des forces aériennes françaises.
Dans l’état actuel des choses, tout repose sur le commandant Mirlès qui assure un rôle d’intermédiaire et de médiateur dont il s’acquittera à merveille. Fort heureusement, les relations entre Normandie et la hiérarchie soviétique seront toujours excellentes, grâce notamment à la personnalité du général Zakharov. Son caractère bien trempé et sans concession ressortira en quelques occasions, mais il conservera tout au long de la guerre une forte estime et un grand respect pour ses protégés français. En particulier, il évitera soigneusement d’engager le groupe au-delà de ses possibilités réelles, manifestant ainsi une réserve et une humanité que bien des régiments soviétiques auraient appréciées en maintes circonstances.
Entraînement
À partir du 1er décembre 1942, les choses sérieuses commencent. Yves Mahé raconte :
» Cependant que le personnel s’adonne aux joies du ski en pays plat, du poker ou de la lecture, ou passe son temps à bougonner contre le froid et la nourriture qui n’est ni bonne ni copieuse, le commandement du groupe a peu de loisirs. Un programme d’instruction est établi pour les pilotes et les mécaniciens, en accord avec le capitaine Drouzenkoff, chargé de la transformation du groupe. «
Le programme des pilotes comporte trois étapes :
1) 1er au 18 décembre 1942 : instruction au sol et vols d’accoutumance sur UT-2 et U-2;
2) 18 décembre 1942 au 25 janvier 1943 : vols sur Yak-7 en double commande puis en solo;
3) 25 janvier au 14 mars 1943 : vols d’entraînement aux opérations aériennes.
Pendant ce temps, les mécaniciens subissent une formation appropriée. Bien que la plupart proviennent du Moyen-Orient, ils doivent s’entraîner par des températures frisant les -30°. L’absence de glycol les contraint à vidanger les radiateurs tous les soirs et à faire tourner les moteurs avec l’eau chaude qu’ils apportent avec eux tous les matins. Cependant, ce qui frappe le plus les Français, c’est bien évidemment la nourriture. Bien que les Soviétiques leur réservent la meilleure ration de l’armée Rouge, ils apprécient assez peu un quotidien fait d’une bouillie de grains de millet pilés (la kacha) agrémentée d’une rondelle de saucisse. Le vin est rare…
Pilotes et mécaniciens passent cinq à six heures en piste. Yves Mahé poursuit :
» Le tableau est pittoresque : une dizaine de pilotes au milieu d’un vaste champ de neige, engoncés dans leur canadienne, pantalons fourrés rentrés dans des bottes de sept lieues en peau de chien, un masque de soie brune sur le visage ne laissant apparaître que les yeux et la bouche, coiffés du chapeau de fourrure qui se rabat sur la nuque et les oreilles, s’ébattent avec des grâces d’ours en attendant leur tour de voler. En effet, le commandant Tulasne exige la présence en piste de tous les pilotes pendant toute la durée des vols. Nous cherchons à nous réchauffer en attendant notre tour de voler : bataille de boules de neige, catch et jeux de notre enfance… se pratiquent pendant de très longues heures. «
Le 19 janvier 1943, les six premiers Yak-1 arrivent enfin à Ivanovo. Le 25 janvier, les premiers vols sont exécutés par Tulasne, Derville, Albert et Durand sur le n° 33.112 et par Littolff, Béguin, Lefèvre, Préciozi et Mahé sur le n° 01.105. Le lendemain, c’est au tour des sept autres sur le n° 33.116. Ces appareils sont rejoints par quatre autres le 31 janvier.
Le programme d’entraînement se déroule selon les modalités définies par Tulasne et seul un appareil est détruit par accident (bien que quelques pales d’hélice aient été aussi tordues en raison du mauvais état de la piste). Il s’achève comme prévu le 14 mars. À cette date, Normandie aligne douze Yak-1 (dont deux indisponibles). Tulasne signe son rapport de fin de stage le jour-même. Il y indique que l’escadrille a effectué 12h00 de vol sur UT-2, 31h35 sur Yak-7 et 167h15 sur Yak-1. Il classe les pilotes, lui compris, en cinq catégories (entre parenthèses, le nombre d’heures de vol de chacun sur Yak-1) :
– Pilotes de 1ère classe : Cdt Tulasne (17h25), Cne Littolff (16h10), S/Lt Durand (14h00)
– Très bons pilotes : S/Lt Albert (13h20), Lt Derville (11h30)
– Bons pilotes : S/Lt Lefèvre (11h55), Lt Béguin (9h15), S/Lt Mahé (8h45), S/Lt de La Poype (10h10)
– Assez bons pilotes : Asp Castelain (10h40), Asp Risso (9h30), Lt Préziosi (11h55)
– Pilotes moyens : Lt Poznanski (8h25), Asp Bizien (9h05).
Il conclut en ces termes : » À la suite de ce rapport, moi, Jean Tulasne, commandant de l’escadrille de chasse Normandie et responsable de sa préparation au combat, je conclus :
1) que les pilotes sont suffisamment entraînés pour partir au front et y tenir une place honorable;
2) que le personnel technique connaît suffisamment le matériel pour assurer en opérations le maximum de disponibilité des avions. «
Tandis que le rappel de Pouliquen à la mission de Moscou, effectif en date du 21 mars, laisse Tulasne seul chef de Normandie, le général Petit et le colonel Levandovitch, représentant le commandement supérieur des VVS, viennent inspecter l’unité. Deux jours plus tard, ils remettent à Tulasne leur rapport qui s’achève sur cette phrase : » … par ses qualités militaires et morales, cette unité est prête à partir pour le front. «
Les 14 Yak-1 sont officiellement répartis entre les pilotes et l’escadrille [on notera que dans les rapports officiels il n'est plus question de " groupe " stricto sensu] est renforcée par dix-sept mécaniciens et spécialistes soviétiques sous les ordres du capitaine S.D. Agavelian.
Le 22 mars 1943, cette minuscule entité sur laquelle repose la lourde tâche de représenter la France dans l’immensité du front russe, quitte d’Ivanovo et s’envole vers un destin encore bien incertain.
L’odyssée de Normandie peut commencer.