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14 février 2013

Paul GORGULOV assassin de Paul DOUMER

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Articles, évènements, témoignages

PAUL GORGULOV ASSASSIN DE PAUL DOUMER
(1932) Sophie Cœuré, Frédéric Monier
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_2000_num_65_1_2870#

Comment comprendre le meurtre d’un chef d’État ? À quoi, à qui sert le crime ? L’assassin peut-il agir seul ? Un tel acte est-il révélateur de l’état de la société, de ses attentes et de ses peurs ? Voici, sur un événement qui peut sembler anodin au regard des bouleversements des années 1930, quelques éléments de réflexion.
Le 6 mai 1932, Paul Gorgulov, Russe émigré en France, assassine le président de la République Paul Doumer. C’est la deuxième fois, sous la Troisième République, après Sadi-Carnot, qu’un chef de l’État est victime d’un attentat, mais c’est l’unique assassinat d’un président de la République au 20e siècle. Ce meurtre a conduit les contemporains, et les historiens après eux, à soulever les questions de la justification, de la rationalité et de l’efficacité d’un tel crime1. Peut-on penser, comme le fait Franklin Ford dans son étude sur Le meurtre politique, que le début des années 1930 voit l’invention du crime politique moderne où se noue le lien entre violence politique et États 2 ? Dans cette perspective, le meurtre du président Doumer apparaît comme un événement charnière. Il met en jeu des lectures anciennes, celles du régicide solitaire, mais aussi des lectures plus neuves, insistant sur le rôle des partis et des États, orga-
1. Cette étude a été présentée au colloque « Régicide et meurtre de l’homme d’État. Histoires, formes, représentations », université Paris X-Nanterre, ENS St-Cloud, Société pour l’histoire de la justice, université Paris I, novembre 1995.
2. Franklin Ford, Le meurtre politique . Du tyrannicide au terrorisme, Paris, PUF, 1990, p. 21.
nisateurs potentiels de l’attentat. Se pose également la question du rôle de la propagande et de la manipulation à l’ère où le politique tient tant compte des opinions publiques.
On peut d’abord construire l’événement à partir du fait brut, le meurtre, dans le contexte de l’entre-deux-tours des élections législatives en 1932, de ses acteurs et de ses enjeux internationaux. Puis viennent les lectures du crime, attentat et fruit de machinations cherchant à déstabiliser la France républicaine. Elles font du meurtre un complot3. Selon certains, à droite, il s’agit d’un complot rouge, ourdi par l’Internationale communiste. Pour d’autres, à gauche, ce serait un complot blanc, dénoncé par l’Internationale communiste et le PCF via l’idée d’un « contre-État » des Russes blancs en France. Une minorité de contemporains défendent, eux, la thèse d’un complot brun, en affirmant que les nazis manipulaient l’assassin. Ces différentes campagnes de propagande autour de conjurations imaginaires indiquent assez l’importance du choc éprouvé par l’opinion publique de l’époque. D’autres enfin voient dans ce meurtre un acte purement individuel. Ces lectures s’appuient notamment sur une psychologie sociale des étrangers, teintée d’antisémitisme, des émigrés russes en particulier. S’y ajoute un débat judiciaire sur l’éventuelle folie de Gorgulov et sa responsabilité pénale. La passion politique et patriotique permet-elle d’accorder des circonstances atténuantes, comme pour Raoul Villain, assassin de Jaurès, jugé et acquitté en 1919 ? La réponse fut négative et Gorgulov fut guillotiné pour l’exemple.

3. Cf. Frédéric Monier, Le complot dans la République. Stratégies du secret de Boulanger à la Cagoule, Paris, La Découverte, 1998.
Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 65,
janvier-mars 2000, p. 35-46.

LES FAITS
Le 6 mai 1932, en début d’après-midi, entre les deux tours des élections législatives, le président de la République Paul Doumer inaugure une vente de bienfaisance des écrivains anciens combattants à l’hôtel de Rothschild, à Paris. Soudain, un homme, qui vient d’acheter un livre de Claude Farrère, s’approche du président et le blesse mortellement de trois coups de feu. Il oppose une vive résistance avant d’être maîtrisé puis transféré au poste de police. Le président, évacué à l’hôpital Beaujon, succombe à ses blessures dans la soirée. Le meurtre est annoncé à la radio, mais surtout dans la presse, alors à l’apogée de ses tirages. Des reporters, venus couvrir la visite du président aux écrivains anciens combattants, suivent le blessé à l’hôpital Beaujon et téléphonent à leurs journaux, qui sortent des éditions spéciales en fin d’après-midi1. Le lendemain, la grande presse décrit l’assassin, un Russe <■ dément », « forcené », « déséquilibré » 2.
L’assassinat de Paul Doumer suscite la réprobation dans tout le pays. La France en deuil pleure le président de la République. À droite, on s’empresse de faire le panégyrique de la victime ; à gauche, les éloges nombreux sont plus mesurés. Au plan international, les réactions officielles sont similaires. Valerian Dovgalevsky, ambassadeur d’URSS à Paris, assure le gouvernement français que « cet abominable attentat » a été accueilli avec « une indignation unanime en URSS ». Cette prise de deuil national va de pair avec la
tion d’une image consensuelle de la victime. La carrière politique, pourtant bien remplie, de Paul Doumer, dirigeant du parti radical, est largement escamotée. Son élection à la présidence de la République, en juin 1931, contre Briand, son rôle comme ministre des Finances dans les années 1920, son action en Indochine en 1897-1902, tout cela passe à l’arrière- plan. En revanche, trois thèmes contribuent à donner du président une image quasi apolitique et exemplaire. Il est présenté, aussitôt après sa mort, comme un modèle de vertu civique, de dévouement patriotique et de mérite républicain.
Retraçant sa « vie droite, loyale, entourée d’estime », la plupart des auteurs mettent l’accent sur les « hautes vertus civiques et familiales » du disparu 3. Le seul bémol à ce concert élogieux vient de l’un de ses anciens collaborateurs, Henry de Golen, qui, dans un livre publié en 1933, met en doute la moralité irréprochable de Doumer4. Ce genre de révélations, très minoritaires, a peu de poids, compte tenu de la mort dramatique du président et de son âge, 75 ans, au moment des faits. Bien plus, en tombant sous les balles de Gorgulov, « l’auguste vieillard » est mort dans l’accomplissement de ses fonctions, pour la patrie. Le sacrifice de Paul Doumer rappelle le sacrifice de ses quatre fils, tués pendant la guerre. Cette comparaison vient d’autant plus facilement à l’esprit que l’ancien président avait publié, en 1905, Le livre de mes fils*1. La mort au combat de ses enfants ajoute un surcroît de sens, dramatique, à l’assassinat du père. Cela inspire au procureur général Donat-Guigue, dans son réquisitoire, une exhortation aux accents hugoliens : « Inclinons pieusement notre respect devant la mémoire du grand citoyen qui, après avoir donné ses quatre fils à la patrie, est tombé lui-même dans l’exercice de son devoir » ] -

1. La fin tragique du président Paul Doumer racontée par deux reporters témoins oculaires. Nombreuses photographies. Compte rendu illustré des obsèques nationales, Paris, Librairie contemporaine, 1933.
2. Le Petit Parisien, 7 mai 1932.
3. Un an après. . . Toute la vérité sur l’assassinat de Paul Doumer, Paris, Imprimerie de la Seine, 1933, P- 8-11.
4. Henry de Golen, Le président Doumer accuse, Paris, Éditions Maurice d’Hartoy, 1933-
5. Paul Doumer, Le livre de mes fils, Paris, 1905.

Lors de ses obsèques nationales, André Tardieu, président du Conseil et ministre de l’Intérieur, prononce un éloge du défunt, sous la forme d’un plaidoyer en faveur de l’union nationale. Pour lui, la France, face à l’attentat, s’est montrée « forte et capable, devant le péril, de tous les redressements d’énergie » 2. La mort tragique du président de la République, tombé dans l’exercice de ses fonctions, semble insuffler un esprit d’Union sacrée et de « communion dans le recueillement » à travers tout le pays.
Le sacrifice patriotique de ce citoyen vertueux est d’autant plus remarquable que la vie de Paul Doumer est un symbole parfait du mérite républicain. Aux yeux des contemporains, le contraste entre ses origines très modestes et son accession à la présidence de la République est exemplaire. Ce fils du peuple incarne la réussite républicaine. On trouve, dès 1932, de nombreux éloges de « cet homme qui naquit dans une chambre d’ouvriers, s’éleva, par son seul mérite, à la plus haute magistrature de l’État et mourut sur un lit d’hôpital »3. Cette image d’un fils du peuple devenu chef de l’État par son seul mérite connaît une large diffusion dans la presse qui, faisant le panégyrique de Paul Doumer, insiste d’ailleurs sur le fait que son père était un modeste poseur de rails à Aurillac4. Origines modestes, ascension sociale, sacrifice patriotique, la combinaison de ces trois éléments concourt à forger une image consensuelle de la victime, dans laquelle l’ensemble de la nation républicaine peut se reconnaître. En perdant toute signification politique ou partisane, la représentation posthume de Paul Doumer touche aux fondements même du modèle républicain : la vertu, civique et privée, le devoir patriotique, l’ascension sociale par le mérite. En l’assassinant, Gorgulov a tué, non pas le chef de l’État, mais le père de la patrie, incarnation de la Troisième République. L’image post mortem de Paul Doumer rappelle la figure mythique du sauveur politique, inspirée par Cincin- natus. On trouve d’ailleurs des références à des exempla venus de la Rome antique dans les panégyriques du président Doumer où il est notamment comparé à Auguste, enfant du peuple au sommet de l’État. Cette figure du sauveur politique à la romaine est, selon Raoul Girardet, très présente dans la France de la fin des années 1920 et du début des années 1930. Elle aurait été incarnée par Raymond Poin- caré en 1926 et par Gaston Doumergue
en 1934 5.
Cette figure imaginaire investit l’image publique de Paul Doumer après sa mort, de manière telle que l’attentat commis par Gorgulov acquiert la consistance d’un régicide républicain. Cela explique les références, fréquentes, à Ravaillac et Jacques Clément. Cela explique aussi qu’au cours du procès l’accusation ait rappelé en quoi consistait la peine des parricides, ajoutant que le texte de loi qui l’instituait n’était que « tacitement abrogé ». Reste à savoir si le meurtrier peut être assimilé à un moderne Ravaillac, régicide du 20e siècle.
L’assassin, immédiatement arrêté après avoir été maîtrisé et à moitié lynché par les hommes présents à l’hôtel de Rothschild, est photographié, sur place et dans les couloirs du commissariat, le visage ensanglanté. L’image du criminel est ainsi connue le soir du meurtre en même temps que son nom. En fait, on donne d’abord le pseudonyme, sous lequel il s’est présenté à la vente de bienfaisance, avec une carte de visite le désignant comme « Paul Brède, journaliste ». C’est sous ce nom qu’il avait publiée à Berlin, en 1925, un recueil mêlant prose et poésie,..

1. Réquisitoire du procureur général Donat-Guigue à l’audience du 27 juillet 1932 de la cour d’assises de la Seine, La Revue des grands procès, Paris, LGDJ, 1933, tome 39, p. 5.
2. Discours d’André Tardieu, cité dans La fin tragique du président…, op. cit., p. 6l.
3. Réquisitoire du procureur Donat-Guigue, La Revue des grands procès, op. cit., p. 6.
4. Cf. La fin tragique…, op. cit., p. 62.
5. Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Le Seuil, 1986 (coll. « Point-Histoire »), p. 73 et suiv.

… Le secret de la vie des Scythes1. Très vite, les commentateurs signalent que bred signifie en russe délire. Mais la police trouve également sur lui un carnet avec en tête l’inscription « docteur Paul Gorguloff, chef président de la partie politique des fascistes russes qui a tué le président de la République française »2. Comme l’indiquent les rapports conservés dans le fonds Panthéon des Archives nationales, l’assassin de Doumer est connu de la police française, ce qui explique la rapide diffusion des informations biographiques le concernant.
Pour reprendre la formule d’une brochure anonyme parue en 1933, tout oppose « la vie droite, loyale, entourée d’estime » de la victime à la vie « incohérente, embrouillée, mystérieuse de l’assassin »\ Né dans le Caucase en 1895, issu d’une famille de paysans aisés, ce dernier a étudié la médecine avant d’être mobilisé en 1914. Combattant des armées blanches après 1917, il passe en Pologne (où il est notamment en contact avec Boris Sa- vinkov), puis en Tchécoslovaquie. Il obtient à Prague son diplôme de médecin tout en publiant ses premiers poèmes, est interdit d’exercice puis expulsé après avoir été poursuivi pour des avortements illégaux ou des viols d’enfants. En 1930, il rencontre à Paris sa troisième femme, d’origine suisse, fait l’objet d’un arrêté d’expulsion pour exercice illégal de la médecine, s’installe à Nice puis à Monaco. En Tchécoslovaquie puis en France, il a rédigé plusieurs mémoires et organisé quelques réunions où il se présente comme « le dictateur vert », chef du Parti russe fasciste agrarien, dit encore Parti populaire panrusse paysan des verts. Il appelle à un soulèvement général en Russie pour sauver le pays en le débarrassant de
ses dirigeants soviétiques, en premier lieu des Juifs4. Gorgulov a donc suivi l’itinéraire d’un antibolchevique militant mais politiquement isolé, instable, plusieurs fois déraciné, dont les ressources, la situation légale et professionnelle sont précaires, itinéraire qui ressemble à celui de nombreux émigrés russes 5.
Ce passé ne satisfait pas les innombrables commentateurs qui mettent en regard l’importance de la cible et la motivation proclamée par l’assassin dès le premier interrogatoire : tuer le président de la République pour que la France déclare la guerre à la Russie. Gorgulov dit avoir assassiné pour ce qu’il nomme sa « patrie nationale », mais sans haine pour Doumer, il ne se revendique nullement comme tyrannicide. En même temps, il affirme sans relâche avoir agi seul. Mais cette attaque contre l’incarnation de la République suscite l’incompréhension pour un geste absurde (rompre avec l’URSS parce qu’un émigré blanc a tué Doumer ?) et l’inquiétude face à une grave menace de guerre. Son isolement est donc mis en doute par des publications de tous bords 6.
Le crime d’un isolé paraissant impossible dans le contexte de 1932, la recherche de complicités et d’une organisation susceptible de vouloir la guerre, via un Gorgulov agent ou manipulé, entraîne la quête d’épisodes cachés, avec des lectures immédiates et contradictoires, en prise sur l’actualité nationale et internationale.

[i]1. Pavel Bred (Gorgulov), Tajna Jizni Skifov, Berlin, 1925, rééd. Paris, Éditions franco-slaves, 1932 (probablement après le meurtre).
2. AN, F7 15969/3, note de la Sûreté générale du 6 mai 1932.
3. Un an après…, op. cit., p. 11.
4. AN, F7 15969/31.
5. L’insertion professionnelle des médecins et avocats russes est particulièrement difficile. Cf. Catherine Gousseff, « Immigrés russes en France (1900-1950). Contribution à l’histoire politique et sociale des réfugiés », doctorat d’histoire de l’EHESS, 1996 ; Nikita Struve, Soixante-dix ans d’émigration russe (1919-1989), Paris, Fayard, 1996 ; Gérard Noiriel, Le creuset français. Histoire de l’immigration (xir-xx* siècles), Paris, Le Seuil, 1988, p. 168, 284-287.
6. L’Illustration, 14 mai 1932, •L’assassin », p. 37-38. Paul Vaillant-Couturier, préface à Henry Franklin-Marquet, La vérité sur l’affaire Gorgulov. Ceux qui ont tué Doumer…, Paris, Bureau d’éditions, 1932, p.
 v.[/i]

LECTURES DU MEURTRE : UN COMPLOT D’ÉTAT ?
Les pouvoirs publics comme l’opinion partent à la recherche d’un complot d’assassinat, ourdi contre le président de la République. Ces hypothèses sur le meurtre révèlent un désarroi des contemporains face à l’événement et une évolution des représentations collectives. En effet, ces complots supposés, imaginaires, fictifs, mettent en scène des acteurs nouveaux. Ce ne sont plus de petits groupes de conjurés qui sont accusés du meurtre, mais des États rendus responsables occultes de la mort de Doumer. Leur mise en cause traduit l’apparition d’une crainte nouvelle. Cette peur collective suppose l’existence d’une violence ou d’un terrorisme d’État qui peut conduire à la guerre.
Les premiers à parler d’un complot d’assassinat sont les pouvoirs publics. Quelques heures après le meurtre, le ministère de l’Intérieur, donc André Tardieu, diffuse un communiqué selon lequel Gorgulov est l’auteur d’une brochure « marquée de l’emblème néo-bolchevique. » Mieux, Gorgulov possédait au moment de son arrestation une carte de membre du parti communiste. Pour la grande presse du lendemain, il ne fait pas de doute que Gorgulov est un agent provocateur inspiré par la Troisième Internationale1. Cette lecture immédiate et officielle du meurtre comme complot communiste appelle trois remarques. D’après les archives françaises, ces informations, divulguées par le ministère de l’Intérieur, contredisent les premiers rapports de police. La police n’a pas trouvé sur Gorgulov de carte de membre du PC2. D’où viennent ces informations diffusées par le Cabinet du ministre, en
dépit des premiers éléments de l’enquête ? La gauche et en particulier le PCF soupçonnent Tardieu d’avoir diffusé ce communiqué pour influencer le résultat du deuxième tour des législatives. Plusieurs dirigeants du PCF adressent des télégrammes en ce sens à Moscou. Du 7 au 9 mai, au lendemain du deuxième tour, ces télégrammes sont systématiquement arrêtés par le ministère de l’Intérieur3. Après les législatives, cette version des faits paraît démentie par l’enquête judiciaire, et la presse fait, en général, machine arrière. Les quotidiens parisiens envoient des reporters en Tchécoslovaquie afin d’enquêter sur le passé de Gorgulov. Il s’agit de démasquer « la vraie figure »4 de l’assassin, en montrant qu’il est, depuis plusieurs années, un agent secret des services soviétiques. Cependant, au vu des éléments fournis par la police tchèque, Gorgulov n’aurait été qu’un psychopathe, interné près de Prague avant d’être expulsé. C’est cette thèse qui finit par s’imposer, notamment grâce aux efforts d’Hubert Beuve-Méry, envoyé par la direction du Matin, et en complet désaccord avec elle sur ce point5. En dépit de ces tentatives pour rétablir la vérité, l’idée d’un complot rouge contre Paul Doumer ne disparaît pas : jusqu’en janvier 1933, la police reçoit des lettres de dénonciation où il est question « d’espionnage et de hautes menées soviétiques »6. Mais le thème du complot rouge se fait plus discret. Cela s’explique aussi par la rapidité et l’ampleur de la contre-campagne de propagande organisée par l’Internationale communiste.

1. Le Petit Parisien, 7 mai 1932.
2. Cf. les notes de la Sûreté des 6 et 7 mai 1932, au sujet de • l’ordre des chevaliers patriotes fascistes nationaux russes », fondé à Nice. Ces notes prouvent que la police a immédiatement fait siennes les déclarations de Gorgulov dans le carnet saisi au moment de son arrestation, AN, F7 15.960/3 (fonds Panthéon).
3 Cf. le télégramme de Charles Rappoport aux Izvestia, Moscou : « Gouvernement a complètement modifié sens déclarations Gorgulov assassin président République en le transformant en partisan bolchevik. Sous cette forme, propagande gouvernementale et réactionnaire peut influencer élections dans certains endroits ». La copie du télégramme porte : « Intérieur consulté le 8 mai 1932, 15 heures : arrêter transmission », AN, F7 15-960/3.
4. Le Matin, 9 mai 1932.
5. Laurent Greilsamer, Hubert Beuve-Méry, Paris, Fayard, 1990, p. 56-64.
6. Lettre du 20 janvier 1933 de Monsieur Leroux, adressée à la Sûreté générale, AN F7 13981.

 

Celle-ci renverse l’accusation lancée par Tardieu. La mort de Doumer est à mettre sur le compte d’un complot, organisé par Tardieu, la police française en la personne du préfet de police Jean Chiappe et un contre-État des Russes blancs en France. Ce complot, selon l’IC et le PCF, a pour but, en manipulant Gorgulov, Russe blanc et agent de la police, de faire passer le meurtre de Doumer pour un attentat bolchevique. Il aurait suscité une telle indignation que le gouvernement Tardieu en aurait tiré prétexte pour déclencher une guerre contre l’URSS, avec l’aide d’une armée de Russes blancs. Cette campagne, axée elle aussi sur un complot fictif, n’est pas la première du genre. Déjà, en janvier- février 1930, l’IC a tenté de faire croire que l’enlèvement du général Koutiepov, émigré en France, devait être attribué à une faction rivale au sein de l’émigration russe blanche, et non pas aux services secrets soviétiques. Le gouvernement soviétique, pourtant responsable de cet enlèvement, a alors réussi à semer le trouble dans les esprits. En mai 1932, après l’assassinat du président Doumer, la contre-attaque est organisée très tôt depuis Moscou ] . Une campagne doit être menée par des organisations de masse dépendant des PC, mais sans que ceux-ci prennent position officiellement. À l’échelle européenne, c’est Willy Münzenberg qui doit mener l’agitation dans la presse 2. Plusieurs organes de presse soviétiques envoient des reporters suivre le procès. Ilya Ehren- bourg part à Paris pour le compte des Izvestia. 3 Le secteur d’Agit-prop de l’IC suggère de faire paraître en France tracts et brochures sur ce sujet, dont un texte rédigé, ou signé, par Henri Barbusse. Celui-
ci s’acquitte de cette tâche en écrivant une brochure de trente pages, Un réquisitoire implacable : J’accuse !. Il y demande l’arrestation des vrais coupables, le gouvernement Tardieu et « l’armée blanche en France »’.
Les objectifs politiques de cette contre- campagne de propagande sont multiples. Elle vise d’abord à discréditer les adversaires politiques de l’IC en France, dont Tardieu, Chiappe et les Russes blancs, accusés d’avoir créé un véritable État dans l’État, réactionnaire et prêt à tout pour renverser le gouvernement soviétique. Dans le cadre du « socialisme dans un seul pays », il s’agit de renforcer l’idée que l’URSS est une forteresse assiégée, dont les seuls défenseurs sont les partis communistes, qui doivent faire face au « complot franco-blanc ». Sont dénoncés avec force détails les écoles d’officiers blancs, l’armement clandestin et les finances secrètes du contre-État5. Cela permet de discréditer l’ensemble de l’émigration russe, perçue comme une armée de gardes blancs, socialistes y compris, et de dénoncer les risques de guerre contre l’URSS. À ce stade, le meurtre de Paul Doumer est présenté comme un « nouveau Sarajevo », qui n’a pas réussi à entraîner le monde dans un nouveau conflit mondial6. Viennent se greffer des initiatives plus vastes, destinées à lutter pour la paix, comme le comité Amsterdam-Pleyel. La lutte pour la paix, orchestrée par l’IC, fait pendant aux négociations en cours entre le gouvernement français et le gouvernement soviétique qui aboutissent en novembre 1932 à la signature d’un pacte de non-agression. Celui-ci comprend une clause de non-ingérence visant, dans l’esprit du gouvernement Her- riot, la section française de l’Internationale communiste ] .

1. Archives de l’IC, Moscou, CREDHC, fonds 495/inven- taire 30/dossier 777, p. 1-4, « Secret. Au sujet d’une campagne ultérieure autour de l’assassinat de Doumer », 15 mai 1932.
2. Cf. Willy Münzenberg, un homme contre, actes du colloque d’Aix-en-Provence, 1992, Marseille, Le Temps des cerises, 1993.
3. Ilya Ehrenbourg, Les deux pôles. Souvenirs, tome IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 286-290.
4. Henri Barbusse, Un réquisitoire implacable -.J’accuse /, Paris, Bureau d’éditions, 1932, p. 3, 4, 29-
5. Henry Franklin-Marquet, La vérité sur l’affaire Gorgulov. . . , op. cit. L’auteur affirme que le juge d’instruction Fougery, chargé de l’affaire, loge un cosaque et a un chauffeur-garde blanc. Sur ce livre, cf. la note de la Sûreté du 19 août 1932, selon laquelle l’auteur serait Laurent Darnar (AN F7 15.960/3).
6. Pourquoi n ‘arrête-t-on pas les véritables assassins de Doumer ? ; Paris, Bureau d’éditions, 1932, p. 3, 4, 29.

Ces interprétations, axées sur un complot, rouge pour le ministre de l’Intérieur, franco-blanc pour PIC et le PCF, contribuent à diffuser l’idée que le meurtre de Doumer est une conspiration. Elles bénéficient d’une troisième circonstance favorable. Quelques semaines après l’assassinat, est publié, « à titre strictement docu-mentaire » un roman de Jacques Lovitch, Tempête sur l’Europe2. Dans la préface, Henry Rollin prétend que le livre est la traduction d’un ouvrage russe écrit en 1921, publié en feuilleton dans un organe de la presse russe blanche, le Roupor, en avril 1932. Il pourrait, dit-il, avoir été lu par Gorgulov, et l’avoir ainsi encouragé à passer à l’acte. Cette fiction romanesque apporte de l’eau au moulin des partisans du complot. Elle décrit une conjuration internationale fomentée par des Russes blancs. Ceux-ci veulent assassiner des hommes d’État à travers le monde, dont le président de la République en France, afin de venger la Russie. Le livre offre des similitudes avec les aveux de Gorgulov qui, lui aussi, se dit anticommuniste, fasciste vert et vengeur de la Russie. Sur le fond, il est assez proche de l’idée d’un complot terroriste russe blanc, diffusée, dès mai 1932, par l’IC et le PCF. Reste que, dans le roman, il s’agit d’une conspiration à double détente. En fait, les Russes blancs terroristes, vengeurs de la Russie, sont manipulés par l’IC. Le gouvernement soviétique révèle son rôle occulte après les attentats. Cela déclenche une guerre franco-soviétique, gagnée par l’URSS, avec la complicité de l’Allemagne réarmée. L’armée rouge et l’armée allemande parviennent à occuper Paris.
Au printemps et à l’été 1932, cette publication est prise très au sérieux. Les éditeurs ont eu soin d’en adresser un exemplaire au procureur général Donat-Guigue, qui la mentionne dans son réquisitoire3. Elle est également citée dans de nombreuses publications en 1932-1933, par exemple dans un numéro spécial du Cra- pouillot sur les morts mystérieuses. Les lectures de ce roman sont, à cette époque, tronquées. On y cherche l’idée d’un complot terroriste des Russes blancs. En revanche, l’idée d’une conjuration à double détente, manipulée par le gouvernement soviétique et les Allemands, n’impressionne pas, sur le coup, les contemporains.
Seul Henry Rollin, dès 1932, tire une conclusion différente sur la coïncidence entre le meurtre de Paul Doumer et la publication de ce roman. Prenant acte du programme fasciste vert et violemment antisémite de Gorgulov, il s’attache à dénoncer les méfaits de la propagande nationale-socialiste antisémite4. Quelques années plus tard, avec le développement du régime nazi et l’approche de la guerre, ce roman permet une relecture du meurtre de Paul Doumer. En 1939, Henry Rollin publie un autre livre, L’apocalypse de notre temps, dans lequel il formule l’hypothèse que l’assassinat de Paul Doumer aurait été un complot brun 5. Ainsi perdure l’idée du complot tout au long des années 1930, mais reformulée, au fur et à mesure des événements.
Dans leur majorité, ces lectures ne sont pas spontanées. Elles n’indiquent pas seulement un désarroi de l’opinion publique et la vitalité du complot comme figure pé- renne de l’imaginaire politique. Elles sont souvent le fruit de manipulations volontaires de l’opinion, orchestrées par des hommes d’État et des partis politiques, pour des raisons partisanes et ponctuelles.

1. Documents diplomatiques français (1932-1939), 1″-’ série, tome II, Paris, Imprimerie nationale, p. 91-93, « Pacte franco-soviétique de non-agression », 29-XI-1932, article V.
2. Jacques Lovitch, Tempête sur l’Europe, Paris, La flèche d’or, 1932 ; traduit du russe par S. Campaux, préfacé par Henry Rollin. Jacques Lovitch serait le fils de Léon Deutsch.
3. Réquisitoire du procureur Donat-Guigue, La Revue des grands procès, op. cit.
4. Au moment de son arrestation, Gorgulov aurait déclaré : « J’admire Hitler et Mussolini », cité dans La fin tragique du président, op. cit.
5. Henry Rollin, L’apocalypse de notre temps, les dessous de la propagande allemande d’après des documents inédits, Paris, 1939, rééd. Allia, 1991.

Le ministre de l’Intérieur, André Tardieu, en diffusant, le soir du meurtre, la thèse d’un complot rouge, divulgue des informations fantaisistes. Il cherche sans doute à peser sur le résultat des élections législatives. L’IC reprend aussitôt le même procédé, à une échelle bien plus vaste et avec des moyens nettement plus importants. Le procédé reste le même : attribuer un complot d’assassinat à l’adversaire, dans ce cas la droite française et les Russes blancs réunis. Ces explications par le complot imaginaire ont une caractéristique commune. Elles supposent l’existence d’une violence et d’un terrorisme d’État : les gouvernements français, soviétique et, plus tard, nazi peuvent utiliser l’assassinat pour parvenir à leurs fins, quitte, pour cela, à précipiter l’Europe dans une seconde guerre mondiale. En ce sens, le meurtre de Paul Doumer a révélé l’existence de deux phénomènes nouveaux : la manipulation à grande échelle des opinions publiques et l’existence redoutée d’un terrorisme organisé par les États.

LE MEURTRIER, ISOLÉ OU DÉMENT ?
La recherche du complot s’est donc imposée immédiatement mais sans véritable succès : le ministère de l’Intérieur, puis la grande presse de droite tenants de la thèse « Gorgulov, néo-bolchevique » battent en retraite dès le deuxième tour des élections, les communistes restent seuls à défendre le complot blanc et abandonnent la campagne à l’automne 1932. Dernier écho, une note de police selon laquelle un film soviétique sur la vie de Gorgulov, dont Ilya Ehrenbourg aurait écrit le scénario, aurait été prévu puis abandonné l. Nées parallèlement chez de nombreux commentateurs, sans qu’on puisse trouver
d’origine claire comme dans les thèses du complot, les lectures « classiques », mettant en avant les motivations personnelles de l’assassin, reviennent alors au premier plan. Le fait que l’assassin soit un étranger et la France un refuge pour « la pègre internationale » est souligné par l’une des premières annonces du meurtre à Radio- Normandie, alors que tout autre élément manque encore 2.
Au temps du grand afflux d’étrangers (2,7 millions au recensement de 1931), l’argumentaire xénophobe classique (délinquance, instabilité, absence d’insertion…) joue contre Gorgulov. Lors du procès, son avocat tente de contrer l’argument en mettant en avant la dernière épouse de Gorgulov, doublement respectable par son origine suisse et ses rentes, qui auraient fourni des ressources au médecin raté. L’idée de parasitisme social est aussi présente. Ainsi Barbusse fait de Gorgulov l’un de ces Blancs organisés militairement pour le combat antisoviétique qui « prennent leurs salaires aux vrais travailleurs français et étrangers ». L’Office de propagande nationale, organisme d’extrême droite patronné notamment par Henry Coston, publie deux ouvrages (dont l’un par Coston sous son pseudonyme de Georges Virebeau), démontrant par une suite de syllogismes que les Juifs et les maçons liés aux radicaux, aux partis marxistes, socialiste ou communiste, mais aussi à un « clan allemand » ont voulu éliminer Doumer, qui avait renié publiquement la maçonnerie en 1906.

1. Ewa Bérard, La vie tumultueuse d’Ilya Ehrenbourg, juif, russe et soviétique, Paris, Ramsay, 1991.
2. AN F7 13964, écoute de Radio-Normandie par la Sûreté générale, 7 mai 1932.

Le raisonnement faisant de Gorgulov, sans le qualifier explicitement de Juif, un exalté étranger manipulé à la fois par les francs-maçons (l’emblème du « parti vert » comprend deux faux croisées) et par les communistes permet de réintroduire la responsabilité soviétique, non dans le complot d’État, mais dans la longue liste des
« morts mystérieuses » provoquées par les forces occultes et les sociétés secrètes1.
« Gorguloff n’avait aucun grief personnel contre le président, pas plus que Caserio contre Sadi-Carnot. Il était étranger, comme le même Caserio et comme le Juif Schwarzbard », écrit Albert Monniot, dans Les morts mystérieuses. Les crimes de la maffia. Le jeune anarchiste Samuel Schwarzbard, Juif ukrainien naturalisé français, avait tué en 1926 Simon Petlioura pour sa responsabilité dans les pogromes en Ukraine pendant la guerre civile. Avec ces deux références, un autre thème xénophobe peut être décelé dans l’interprétation du crime de Gorgulov : celui de l’importation en France de conflits politiques étrangers, source de désordre. Cités à propos de Gorgulov, les noms d’Orsini, auteur de l’attentat manqué contre Napoléon III, de Caserio, de Schwarzbard signalent une référence à un type de meurtre politique individuel, lié aux passions politiques du 19e siècle, l’anarchisme et le nationalisme. La peur des bombes anarchistes du siècle passé resurgit d’ailleurs dans un des récits de la panique suivant le coup de feu de Gorgulov 2.
Le danger incarné par des exilés exaltés, abusant de l’hospitalité française, prend, chez certains auteurs, une nature particulière du fait que Gorgulov est russe. L’appel aux caractères psychologiques des peuples, plus ou moins articulés autour des trois termes race, nature et histoire, avait trouvé depuis Anatole Leroy-Beaulieu un terrain d’élection dans l’analyse des populations de l’ancien empire des tsars 3. Parmi les traits physiques ou moraux du portrait de l’assassin, on trouve nombre de renvois explicites ou implicites à l’âme russe. Le fait que Gorgulov soit cosaque, tout d’abord (la défense rappelle qu’il est russe né en territoire cosaque), évoque les brutalités des occupants de Paris en 1814. La cruauté, la violence sont lisibles dans les descriptions physiques de l’homme slave aux pommettes saillantes, athlétique, colossal, monstrueux, masse informe au cou de taureau et aux mains énormes. Sa brutalité asiatique est parfois reliée à son passé : un témoin russe affirme reconnaître en lui le tchékiste « camarade mongol » qui l’a torturé pendant la guerre civile à Rostov. Le déséquilibre moral et sexuel fait aussi partie des caractères slaves de Gorgulov, avec ses débauches pragoises, les avortements et autres affaires de moeurs. Ceux-ci peuvent être aussi à connotation antisémite, les avortements faisant partie de la destruction de la race par les Juifs signalée par Henry Coston. Ce n’est pas innocemment que le procureur général nomme Gorgulov « le Raspoutine de l’émigration ». Enfin, le mysticisme exacerbé, souvent noté comme typiquement russe, apparaît chez l’assassin de Doumer, auteur d’un Évangile vert et de poèmes où il se veut l’apôtre d’une communion inédite entre Dieu et la nature.
Ces élans mystiques sont toutefois moins appliqués aux théories religieuses de l’assassin qu’à son engagement politique. Une véritable psychologie de l’exil est dessinée par certains commentateurs à partir de l’exemple spécifique de la communauté russe en France. C’est la version défendue dans un ouvrage signé Michel Gorel, Pourquoi Gorguloff a-t-il tué? Pour l’auteur, Gorgulov est le « messager noir d’un autre monde », un « fou social, atteint d’une maladie en train de dévorer rapidement notre vieux monde »4. La « folie sociale russe » est le fruit de la lutte entre l’arriération russe et l’éducation européenne mal assimilée depuis Pierre le Grand.

1. Albert Monniot, Les morts mystérieuses. Les crimes de la maffia, Nouvelles Éditions nationales, 1934, •Paul Doumer », p. 224-230. Georges Virebeau (pseudonyme d’Henry Coston), Les juifs et leurs crimes, Paris, Office de propagande nationale, 1938.
2. Un an après. . . op. cit., p. 7.
3. Anatole Leroy-Beaulieu, L’empire des tsars et les Russes, Paris, Hachette, 1881-1885. Pour une synthèse, cf. Jules Legras, L’âme russe, Paris, Flammarion, 1934.
4. Michel Gorel, Pourquoi Gorguloff a-t-il tué ?, Paris, Éditions Nilsson, 1932, p. 15-17.

Face au réalisme d’un Lénine, les émigrés blancs incarnent pour Gorel la dernière phase des frustrations de cette « demi-intelligentsia » inadaptée. Par patriotisme messianique tourné vers le passé, par haine de l’Europe qui a laissé faire les Soviets, par antisémitisme antibolchevique, l’émigration se laisse tenter par toutes les chimères, y compris les thèses d’Hitler. Avec son délire de persécution, Gorgulov pousse à l’extrême les forces hystériques de l’émigration russe, qui n’ont rien à voir avec les motivations d’assassins civilisés, tuant pour une cause, comme les anarchistes. La mort de Doumer, « modeste fonctionnaire d’un monde heureux » est à la fois un symbole et un avertissement.
Gorel comme Rollin rappellent l’usage systématique de l’assassinat politique par l’opposition au régime impérial en Russie et prennent l’argument du roman de Lovitch, supposé antérieur au geste de Gorgulov, pour évoquer un danger de reproduction de ce genre d’acte, dont l’idée semble avoir germé en même temps dans plusieurs cervelles émigrées. Rollin formule alors le vœu que tous les Russes blancs ne soient pas confondus avec ces exaltés, dont ils qualifient eux-mêmes la mentalité de gorgulovs- china, « psychose criminelle faite d’orgueil, d’envie et aussi de souffrance ». L’inquiétude de la communauté russe, forte d’environ 100 000 membres, devant le danger d’amalgame est alors tout à fait justifiée. Outre la menace de contagion de la gor- gulovschina, elle est aussi attaquée, pour des raisons opposées, par les tenants du complot rouge ou blanc qui exigent l’expulsion des émigrés. L’émigration russe tente de faire face et de se dissocier de l’assassinat, soit en appuyant la thèse du complot rouge, soit en réaffirmant son attachement à sa terre d’accueil1. Tardieu et Madame Doumer reçoivent des centaines de condoléances russes. Les Dernières nouvelles (Poslednia Novosti), journal libéral de Paul Milioukov, couvrent largement le suicide d’un garçon de café russe en expiation de l’acte de Gorgulov. L’ancien député Grégoire Alexinsky publie Le testament russe de Paul Doumer. Pour démontrer qu’un vrai patriote russe n’aurait pu assassiner le président de la République, Alexinsky y reproduit une de ses propres conférences de 1922, que Paul Doumer avait conclue par une dénonciation du bolchevisme 2. Llllustration avait déjà ouvert une porte de sortie en refusant l’amalgame : « L’homme était un Russe. Mais quelle sorte de Russe ? Il y a tant de sortes de Russes en France, des meilleurs et des pires, des courageux, des résignés, des mystérieux, des inquiétants. » C’est la voie choisie par la presse radicale ou socialiste, qui s’attache à démonter la manipulation policière et refuse de lier le cas Gorgulov à la présence des Russes blancs en France. L’agressivité diffuse est difficile à évaluer, de même qu’il est difficile de savoir si les préjugés, redoutés des émigrés, sur l’âme russe irrémédiablement barbare, exaltée, instable, ont été renforcés. Les rapports des préfets, cependant, ne signalent ni animosité ni violences, contrairement aux agressions anti-italiennes après l’acte de Caserio.
C’est donc un argumentaire pléthorique qui s’offre aux orateurs lors du procès de juillet 1932. Le procureur général Donat- Guigue abandonne au bénéfice du doute l’hypothèse du complot, non sans préciser que le dossier l’orienterait nettement vers la thèse de Gorgulov agent bolchevique. Il doit aussi récuser l’explication qui était apparue le jour même et n’avait jamais disparu, à laquelle l’ensemble des lectures exposées précédemment recherchait une alternative rationnelle : Gorgulov est tout simplement un fou.

1. Robert H. Johnston, « New Mecca, New Babylon -. Paris and the Russian Exiles (1920-1945), Montréal, McGill- Queen’s University Press, 1988, p. 104-109 ; Ralph Schor (L’opinion française et les étrangers, Paris, Publications de la Sorbonne, 1985), signale une pétition de la cellule communiste de Citroën demandant l’expulsion des ouvriers russes
2. Grégoire Alexinsky, Le testament russe de Paul Doumer, Paris, Imprimerie Pascal, s.d., 16 p. bilingue français/russe.

Le procureur s’appuie bien évidemment sur l’expertise psychiatrique qui a permis le jugement. Depuis 1810, l’article 64 du code pénal exclut des crimes et délits les actes commis en état de démence. Donat-Guigue lie subtilement la confiance en l’avis de trois médecins et l’argumentaire, aussi ancien que le code lui-même, de la folie permettant d’échapper au châtiment : •< II n’y a plus de coupables, il n’y a que des malades 1 ». Il trace de Gorgulov le portrait d’un « triste client », à la fois isolé, pervers et malhonnête. « Est- il blanc, rouge ou vert, je crois que c’est tout simplement un médecin marron. » II insiste surtout sur l’idée d’un simulateur, assez responsable pour agir en corrélation avec ses idées, d’où sa présence devant les jurés.
Pour rendre compte du comportement néanmoins étrange de l’assassin et de l’absurdité de sa revendication, le procureur s’aide de la gorgulovschina. S’appuyant sur le roman de Lovitch, il décèle chez certains émigrés russes une « malsaine et dangereuse psychose ». On peut au passage s’interroger sur la vulgarisation, dans les débats judiciaires, du terme de « psychose », appliqué à un groupe et sans connotation pathologique2. Pour Donat- Guigue, l’idée de modifier la politique française par un tel assassinat serait folle pour un Français, mais logique pour un Russe. Monstrueuse mais aussi logique que l’exaltation qui a saisi les régicides, de Ravaillac à Caserio. Il s’agit donc d’un exemple profondément subversif pour tous les réfugiés étrangers. Dès ses premières phrases, le procureur s’écrie : « Paris ne doit plus être le champ de tir des assassins, fussent-ils des assassins politiques. Que ceux qui ne sont pas dignes d’habiter Paris s’en aillent et, s’ils ne veulent pas partir, qu’on les chasse ! ». Rappelant la responsabilité et la préméditation, il regrette la disparition du crime de parricide et conclut en exigeant le châtiment suprême, sans même nommer la peine de mort.
Le premier avocat de Gorgulov, Marcel Roger, tente, malgré l’expertise médicale, de revenir au « sentiment de l’homme de la rue », le 6 mai précédent : l’assassin est fou. Il rassemble tous les éléments évoquant la démence dans les discours, les revendications et les attitudes physiques de son client. Il s’appuie ainsi sur une lettre à l’écrivain russe Kouprine où Gorgulov se proclame « Scythe sauvage », prêt à se fondre dans la nature. Contrairement à l’accusation, la défense se refuse à faire entrer mysticisme, délire de persécution ou mégalomanie dans le mystère de l’âme russe. À Marcel Roger succède Henri Gé- raud. Celui-ci enchaîne les arguments de l’inutilité de la peine de mort et des errements d’une enquête qui a fabriqué un Gorgulov bolchevique. L’avocat tente de montrer que l’immoralité de l’assassin pourrait bien être, elle aussi, le fruit d’une manipulation. Surtout, Henri Géraud se souvient d’avoir participé en 1919 au procès d’un autre meurtre politique fameux, celui de Jean Jaurès. Il introduit un parallèle historique dans cette affaire. Comme pour Raoul Villain, dont avec d’autres il avait obtenu l’acquittement, Géraud tente l’argument de la passion politique conduisant, dans un contexte donné et sans préméditation, au meurtre. Comme pour Villain, il évoque la seule passion politique positive dans une France où toutes les générations adultes ont connu la guerre de 1914-1918 : le patriotisme. « Oui, je parlerai avec joie et une sorte d’orgueil de l’amour de la patrie qui domine toute la pensée de ce Russe 3. »

1 . Cf. (tapuscrit) 1 . La Revue des grands procès, op. cit., p. 10. Cf., aussi Yves Roumajan (entretien), •Le psychiatre et l’assassin >•. Véronique Fau-Vincenti, « La bataille de l’article 64 », L’Histoire, n » spécial Le crime, 168, juillet-août 1993, p. 95-97.
2. Le terme de « psychose collective » serait apparu en 1926. Cf. Alain Rey (dir), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992, article – Psychose ».
3. La Revue des grands procès, op. cit., p. 44 et Le procès de l’assassin de Jaurès, Paris, Éd. de l’Humanité, s.d., p. 399- 415.

Pour justifier Gorgulov, sont convoqués tous les grands proscrits de l’histoire de France, des exilés de l’édit de Nantes à Victor Hugo. Mais par rapport au procès de Villain, le thème de la réconciliation nationale, abondamment utilisé par Géraud ou Zévaès, manque cruellement. L’avocat accumule alors d’autres arguments, appelle le jury à la pitié pour la jeune femme de l’accusé, introduit de nouveau le doute sur l’expertise qui rend Gorgulov responsable. En vain, car malgré une dernière protestation de la Ligue des droits de l’homme qui demande son internement, l’assassin de Doumer est reconnu coupable sans circonstances atténuantes.
Le 14 septembre 1932 se joue le dernier acte du drame très public qu’avait été l’assassinat de Paul Doumer : Gorgulov est guillotiné devant 3 000 personnes. Ilya Ehrenbourg évoque dans ses mémoires la forte impression que fit sur lui le procès de Gorgulov, « fauve traqué » pris dans un « mélodrame sanglant et absurde ». « Le procès de Gorgulov fut pour moi une introduction psychologique aux dix années qui suivirent. Le mot guerre se faisait familier. Les hommes commençaient partout à sombrer dans la nouvelle et mauvaise cause. Planait une odeur de sang1. »
Le caractère exceptionnel du meurtre pousse les contemporains à des lectures contradictoires qui fournissent autant d’éléments de débat. La quête d’un mobile politique rationnel les conduit à refuser que l’assassin soit un simple dément mais dans le même temps, ils sont animés par la conviction que les vraies raisons d’un crime aussi terrible ne peuvent que demeurer mystérieuses. On peut voir dans ce début des années 1930 un moment de passage, ce qui explique la richesse immédiate des lectures successives d’un meurtre qui n’eut finalement aucune influence sur la vie politique française. La quête d’une explication à la mesure de la gravité de l’acte et de la revendication (la guerre franco-soviétique) conduit certains contemporains à utiliser comme arme dans la vie politique française le crime d’un déséquilibré, en inventant un complot organisé. La fabrication de ce qu’on pourrait nommer un crime du 20e siècle, qui impliquerait désormais nécessairement des États ou de puissantes organisations politiques, ne peut s’insérer dans le débat judiciaire. Le jugement d’un assassin s’appuie sur une rationalité qui n’intègre pas encore cette dimension.
L’échec des lectures conspiratives fit prévaloir la logique ancienne du crime individuel. Mais dans la France de 1932, l’élan patriotique d’un étranger aux dépens du président est peut-être encore moins supporté qu’au temps de Sadi- Carnot. Dans un contexte de xénophobie, la mystérieuse âme slave, par essence différente de la logique cartésienne, rend enfin rationnelle la revendication délirante de Gorgulov. Replacé dans la lignée des assassins politiques individuels, le criminel peut finalement être exécuté.

1. Ilya Ehrenbourg, Les deux pôles …, op. cit., p. 290.

Agrégée d’histoire, spécialiste de l’histoire du communisme et de l’URSS, Sophie Cœuré a publié La grande lueur à l’Est. Les Français et l’Union Soviétique (1917-1939) (Paris, Le Seuil, 1999). Maître de conférences à l’université de Valenciennes, Frédéric Monier a publié Le complot dans la République. Stratégies du secret de Boulanger à la Cagoule (Paris, La Découverte, 1998).

disponible sous document word : PAUL GORGULOV ASSASSIN DE PAUL DOUMER

 

 

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