QU’ÉTAIENT DEVENUS LES QUATRE RÉGIMENTS SUISSES
Celles de l’Histoire, retour vers les grandes épopées
UNE CAMPAGNE DE RUSSIE TRONQUÉE
OU QU’ÉTAIENT DEVENUS LES QUATRE RÉGIMENTS SUISSES?
J.-R. SURATTEAU
On peut trouver du neuf en trouvant du vieux. Le récit que j’exploite date de… 1867. Publié alors dans une revue locale de Suisse alémanique, il n’avait attiré l’attention que de quelques spécialistes pour qui Napoléon était un monstre qui avait placé leur patrie sous un joug intolérable. Alfred Rufer qui, dans sa jeunesse, était au contraire un admirateur de Napoléon (on l’appelait Napoléon Alfred), avait conservé le tiré à part de cet article et l’avait annoté. Il me l’a légué.
En élargissant le sujet, on peut tirer aujourd’hui quelques leçons de ce récit. Il est dû au major bernois Ambros Sprecher von Bernegg et a été publié par l’historien et homme politique patricien bernois Franz von Erlach (1) sous le titre Erlebnisse im Feldzug nach Russland (2) (Récits vécus au cours de la campagne de Russie, 1812-1813).
Ce récit permet tout d’abord – en le prenant au premier degré – de montrer que dans cette si célèbre campagne, certains éléments ne jouèrent qu’un rôle quasi-passif avant la débâcle finale. Les régiments suisses dont il est question ne dépassèrent pas Polotsk, à environ 600 km à vol d’oiseau de Moscou, laissant filer le principal des troupes suivant le rêve insensé de Napoléon, jusqu’à la sainte métropole « asiatique » qui obsédait l’Empereur comme l’Egypte avait fasciné, quinze ans plus tôt, le général du Directoire.
(1) Bern, 1868, Hallers’che Verlag, Separatabdruck aus den Alpenrosen, 1867, 64 p. Le major Ambros Sprecher von Bernegg ne figure pas parmi les trente-cinq membres de cette famille dans le volumineux Historisch-Biographisches Lexikon der Sckweiz. On lit sur la page de garde du fascicule qu’il était né en 1773 et qu’il mourut en 1838.
(2) On voit le choix des mots : im Feldzug nach Russland et non von Feldzug..
Les quatre régiments suisses agglomérés à des éléments disparates (Bavarois, Croates, Hollandais) relevaient de deux brigades, les 1er et 3e régiments de la 2e brigade (général Amey), les 2e et 4e régiments de la 3e brigade (général Candras) ; ces deux brigades faisaient partie de la 3e division que commandait le général Merle et relevaient du 2e corps d’armée sous le maréchal Oudinot, duc de Reggio (3). Les régiments suisses étaient commandés par les lieutenants-colonels suisses Rosselet et Bégoz et les majors Sprecher von Bernegg – le narrateur – et Schnyder (4).
Les Suisses traversèrent le Niémen dans la nuit du 24 au 25 juin 1812, passèrent par Kovno et Vilkomir, s’arrêtèrent sur la Drina (Duna) puis repartirent et, ayant passé la Drissa, arrivèrent à Polotsk où ils devaient rester jusqu’à la fin de la campagne. Le narrateur raconte avec force détails les escarmouches et la vie des premiers jours (5). Oudinot gravement blessé (6) céda le commandement du corps d’armée à Gouvion Saint-Cyr. La raison d’être du stationnement de ce corps était la surveillance de l’armée russe de Barclay de Tolly (7) qui verrouillait la route du nord afin de parer à un mouvement possible de Napoléon vers Saint-Pétersbourg (il en fut question lors du conseil de guerre de Smolensk le 19 août, le maréchal Davoût étant partisan de ce mouvement). Le corps russe, qui à Polotsk faisait face aux hommes de Gouvion Saint-Cyr, était commandé par le général germano- russe Wittgenstein (8)
Puis… plus rien. Après le chapitre IV, qui termine la première partie, commence une « drôle de guerre ». Le chapitre V commence ainsi : « Die Tage vom 17 bis 20 Oktober bei Polotsk, vom 19 August bis 17 Oktober verhielten sich die Russen sehr ruhig. Gegen Abend dieses Tages aber werden unsere Vorpoten angegrieffen » (Du 19 août au 20 octobre les Russes restèrent très tranquilles. Mais vers le soir de ce jour, nos avant-postes furent attaqués.)
Si on veut dépasser le récit lui-même, on voit dans ce qu’écrit cet officier suisse ce que ses compatriotes comme lui-même pensaient
(3) Sur Jacques Candras que le narrateur appelle Canderas, G. Srx, Dictionnaire des généraux et amiraux français de la Révolution et de l’Empire, t. 1, p. 188. Sur Pierre Merle, ibid., t. II, pp. 181-182. Sur François Amey, ibid., 1. 1, p. 94. Oudinot et Gouvion Saint-Cyr sont assez connus.
(4) Sur Abraham Rosselet, Hist. Biogr. Lexikon der Schweiz, t. V, p. 705. Sur Louis Marc Begoz, neveu de l’ancien ministre des Relations extérieures de la République helvétique, ibid., t. II, p. 77. Rien sur Schnyder dans ce même dictionnaire.(5) Notamment les deux combats devant Polotsk, l’un victorieux, l’autre indécis (?). L’auteur raconte comment Gouvion Saint-Cyr fit « goûter le dessert » aux Russes qui banquetaient le 18 août (« Das unerbetene Dessert des 18 August ». Le dessert importun…).
(6) C’était la huitième blessure de ce « dur à cuire ». Il en reçut deux autres plus tard!
(7) Michail Bogdanovich prince Barclay de Tolly, d’une ascendance écossaise mais né en Livonie, avait quitté le poste de ministre de la Guerre pour commander la lrc Armée russe dite de l’Ouest. On l’appelait toujours le plus souvent « le ministre ».
(8) Louis Adolphe prince Wittgenstein, d’ascendance prussienne mais né en Russie, se rendit surtout célèbre plus tard en remplaçant le prince Bagration blessé à mort à la Moscova (Borodino) ; plus tard en 1813 il remplaça Koutousov à la tête de toutes les années russes qui combattirent à Leipzig et envahirent la France en 1814.
de l’Empereur, Médiateur de la Confédération helvétique. Lorsqu’on annonce en août son passage, le cri est : « Sieht das, der Napoleon ! », un objet de curiosité (p. 13). À la fm de la campagne, après le passage de la Berezina, le narrateur note sobrement : « Der grosse Kaiser Napoleon war schon fern von uns, nach Frankreich abgegangen » (Le grand empereur Napoléon était déjà loin de nous, parti pour la France, p. 46) (9).
On note entre les lignes de ce récit plein d’anecdotes combien l’image de la Grande Armée marchant tout entière d’un pas égal vers Moscou doit être corrigée, alors que, comme nos Suisses, de nombreux camarades non français avaient été laissés en route (voir la note 3), loin du but et furent récupérés lors de la retraite pour partager le sort général, à la bataille de Studienka, à la Berezina et après. D’ailleurs Candras, que le narrateur aimait beaucoup, fut tué d’un coup de feu à la poitrine le 28 novembre 1812 comme le rappelle Sprecher von Bernegg («Viele Schweizer verloren bei der Attaque sammt unseren guten General Candras». De nombreux Suisses perdirent la vie, et avec eux notre bon général Candras).
Deuxième leçon : le peu de considération que Napoléon et ses maréchaux – sauf peut-être Gouvion Saint-Cyr – accordaient aux hommes soumis de toutes nationalités et intégrés dans le Grand Empire et ses royaumes satellites. Ce n’étaient pas l’élite des grognards et surtout la vieille garde, mais ils ne semblent pas s’être conduits ni mieux ni plus mal que les Français de souche.
J.-R. SURATTEAU
(9) II n’avait que répété ce que le général Bonaparte avait fait en laissant pourrir et périr ses troupes en Egypte en 1799 pour rentrer en France avec quelques fidèles et y « faire » le 18 Brumaire !
SOURCE PERSEE.FR
Annales historiques de la Révolution française Année 1997 Volume 309 Numéro 309 lien pp. 480-482
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