La Lys sanglante (http://users.pandora.be/Historia_Belgica/leieslag.htm)
Les sources flamandes sur la bataille de la Lys, comme celle que nous mettons en exergue soulignent le plus souvent la vaillance des régiments wallons sur la Lys, tout en insistant et ajoutant (ce qui indique bien la réalité des choses), le fait que plusieurs régiments flamands se battirent, eux aussi, courageusement. On sait que sur la totalité de la campagne des dix-huit jours Hervé Hasquin a montré que plus de la moitié des 6000 soldats qui périrent, étaient des soldats wallons alors que la Wallonie ne formait en 1940 qu’un tiers de la population belge1 Francis Balace estime que ce décompte a quelque chose de morbide2. Il ne devrait cependant pas ignorer que le nombre de morts d’un régiment, pour les techniciens de l’histoire militaire, c’est tout simplement un indice de la volonté de combattre de l’unité considérée. Le soldat de Jemappes auquel il est fait allusion dans ce titre, est mon père, Ferdinand Fontaine (1916-1966), dont je tente de resituer l’itinéraire durant la campagne des dix-huit jours. Si sa figure est présente dans les lignes qui suivent, son personnage n’est étudié que marginalement : on y essaye de situer sa place dans un contexte général qui retient principalement l’attention. Contexte qui a été étudié aussi pour comprendre une personne dont j’ignorais bien des «détails» de son insertion dans la grande histoire de la Wallonie et de l’Europe. En particulier le régime qu’il a subi du fait de sa capture le 26 mai 1940 à la bataille de la Lys qu’on est tenté de nommer une bataille wallonne, ce que la phrase néerlandaise en exergue peut suggérer: «Les régiments wallons qui ici, à la Lys, combattirent avec vaillance» (et le reste de la citation est: «parlent souvent et à juste titre de la Lys sanglante.», les derniers mots en français dans le texte).
Les troupes sur le front de la Lys
Le Professeur Henri Bernard estime que l’Etat-major belge aurait dû choisir, le 21 mai, un autre site que celui de la Lys pour mener la batailLe d’arrêt qu’il était dans son intention de mener face à l’avance des troupes allemandes3. Nous y reviendrons. On pourrait dire que dès la prise d’Eben-Emael le 11mai 1940, le premier dispositif belge de défense est bousculé gravement et qu’il y a lieu de se retirer sur la ligne K-W (approximativement d’Anvers à Wavre), ligne qui se prolonge jusqu’à la position fortifiée de Namur, des troupes françaises étant planifiées pour boucher les trous entre Wavre et Namur. Ce dispositif comme le montre F. Balace (op.cit.), abandonne d’emblée une grande partie du territoire wallon à l’ennemi puisque l’armée belge est retirée derrière la Meuse dès le 10 mai. La chute d’Eben-Emael oblige à un nouveau recul par rapport au premier retrait effectué dès le déclenchement des hostilités
Les troupes de la Position fortifiée de Liège se replient effectivement vers la Position Fortifiée de Namur qu’occupe Ferdinand Fontaine le 10 mai (Floriffoux puis Marchovelette). Les autres troupes cantonnées derrière le Canal Albert font retraite vers Gand et l’Escaut. Du 10 au 15 mai, la Position Fortifiée de Namur attend l’ennemi. De durs combats ont lieu à Temploux engageant une première fois les Chasseurs ardennais qui déplorent de nombreux morts dès le 12 mai.
Mais la Position Fortifiée de Namur est rapidement obligée, dès le 15 mai, de faire également retraite vers l’Escaut parce que l’armée française n’a pu empêcher le franchissement de la Meuse quelques kilomètres plus au sud à Houx (Leffe, Bouvignes, Dinant) et en France à Sedan4. Seules les garnisons des forts comme à Liège resteront sur place, capables de gêner les mouvements des troupes allemandes au loin et livrant un combat héroïque, parfois même au-delà de la capitulation.
Ferdinand Fontaine quitte Marchovelette (près de Namur), le 15 au soir en camion. Il gagne Mons le 16 où il peut encore embrasser ses parents (à Jemappes), mais la famille de ma mère, alors sa fiancée (résidant à Nimy à l’autre bout de Mons), a déjà pris la route de l’exode5. Le 17, il est à Deinze, le 18 à Vinkt, le 19, il rejoint la 4e Compagnie du 13e de Ligne à Sint-Eloïs-Vijve (le village voisin de Wielsbeke, mais sur l’autre rive de la Lys où parviendront les Allemands). Il y demeure jusqu’au 21. Le 22, dès Midi, il s’installe à Wielsbeke sur la gauche de la Lys ou sa rive ouest (les Allemands attaquent par l’est ou la rive droite). Ferdinand Fontaine, vu la réorganisation du Régiment, est affecté à la 1ère Compagnie du Ier Bataillon du 13e de Ligne sous les ordres d’un homonyme sans lien de parenté, le lieutenant Fontaine. Cette compagnie de 150 hommes se divise en trois pelotons, le premier occupant en partie le très grand parc de Wielsbeke et la route qui mène à Sint-Baafs-Vijve, tout au long de la Lys sous les ordres de l’adjudant Lambert où se trouve F. Fontaine, le second un peu en retrait sous les ordres du sous-lieutenant Majoie, le troisième retranché dans Sint-Baafs-Vijve proprement dit, sur la Lys également, sous les ordres du sous-lieutenant d’Aspremont-Lynden6. Les bombardements commencent le 23 et se poursuivent le 24, le 25, avec surtout un bombardement intensif le matin du 26 mai.7
La défaite de la France se dessine
Sur le front général, les divisions blindées allemandes dès le franchissement de la Meuse le 13 et le 14 se ruent sur Abbeville qu’elles atteindront le 21 mai, coupant ainsi les armées alliées en deux. Le sentiment existe dans les rangs du commandement français, dès le 13 ou le 14, que la bataille de France est perdue8. Le 16, Gamelin déclarera qu’il ne peut plus assurer la sécurité de Paris. C’est le 15 mai que la 8e Division (13e de Ligne, 19e de Ligne et 21e de Ligne), fait retraite vers l’Escaut dans des conditions relativement difficiles, non en camion comme Ferdinand Fontaine (qui accompagne des unités de défense des forteresses), mais à pied (en passant par Charleroi, Soignies…)9. Elle finira par s’installer derrière la Lys le 22 mai. Cette Division est une Division wallonne comme celle qui est à sa droite, la 3e Division (1er Régiment de Ligne, 12e Régiment de Ligne, et 25e Régiment de Ligne). Comme celle qui est à sa gauche également, soit la 2e Division de chasseurs ardennais (4e, 6e et 5e chasseurs ardennais)10. À la gauche de la 2e Division ardennaise se situe la 4e Division, une Division flamande qui se rendra quasiment sans combattre le 25 mai, sous «l’impulsion» du 15e Régiment de Ligne. Plus loin encore vers Deinze, Nevele, Landegem, la 1ère Division de Chasseurs ardennais prendra en quelque sorte le relais de cette division flamande et livrera un violent combat à Vinkt, resté célèbre11.
[Notons qu'un Régiment de Ligne compte 4.000 hommes, une Division 3 Régiments plus un Régiment d'artillerie et un Bataillon du génie.]
Juste en aval de Coutrai, et en amont
En aval de Coutrai la 1ère Division (flamande) est submergée par l’attaque allemande le 23 mai, en combattant courageusement. La 3e Division (wallonne) résiste aussi très courageusement, mais doit se retirer le 24 tard le soir (un monument à Kuurne, non loin de Coutrai honore cette unité, et en particulier le 12e de Ligne, toujours célébré localement chaque année). Elle est relevée par la 10e Division composée de soldats recrutés en Hainaut et commandés par le général Pire. Pire tiendra la ligne Ledegem-Isegem (un peu en retrait de la Lys) énergiquement12. Elle est relevée aussi par la 9e Division et aussi par une autre unité (wallonne aussi, sauf erreur de notre part), le 2e Corps de Cavalerie, enfin par la 15e Division. La 9e Division et la 10e Division se tiennent à partir du 25 mai sur la rive droite du canal de Roulers à la Lys (qui rejoint la Lys un peu en-dessous de Wielsbeke). De l’autre côté du canal se tient le 13e de Ligne bombardé dès le 23 mai. Une attaque lancée par les Allemands contre ce régiment échoue le 25 mai13. Le lendemain, les Divisions allemandes attaquent en force le 13e de Ligne. Le centre du Régiment avec les pelotons commandés par les sous-lieutenants Ruhwedel , Laperches et Maquestiau est attaqué par le IIe Bataillon du 475e Régiment d’infanterie allemande14. Les combats sont d’une rare violence dans le centre de Wielsbeke, mais, vers 11h15, ces pelotons du Régiment wallon sont submergés (les Allemands sont huit fois plus nombreux). Il y aura près de soixante morts dans le 13e de Ligne le 26 mai (dont une quarantaine à l’endroit où se battent les trois pelotons nommés). Le IIe Bataillon poursuit sa route vers le centre de Wielsbeke, suivi par le IIIe puis, en un mouvement tournant, revient vers la Lys où combat encore la 1ère Cie du 13e Régiment avec les trois pelotons commandés respectivement par l’adjudant Lambert, le sous-lieutement Majoie et le sous-lieutenant d’Aspremont Lynden15. Le peloton Lambert commandé aussi par le CSLR (Candidat Sous-Lieutenant de réserve), Ferdinand Fontaine est pris à revers, ses rangs sont disloqués et la compagnie est en partie capturée16. Le CSLR F. Fontaine se rend «avec tous ses hommes»17, mais une autre partie du peloton parvient à s’échapper pour se retrancher avec les débris du régiment derrière la rivière Mandel, un peu en retrait de la Lys18. Le peloton d’Aspremont Lynden ne recevra jamais l’ordre de retraite et reste dans St Baafs-Vijve, la localité en aval de Wielsbeke où il sera vraisemblablement fait prisonnier. Plus loin sur la Lys en allant vers Gand (notamment à Oeselgem), plusieurs éléments du 19e de Ligne sont également faits prisonniers. Au soir du 26 mai une contre-attaque du major Leclercq avec des éléments du 21e Régiment de Ligne notamment, repousse les Allemands sur la rive droite du Canal de Roulers-Coutrai19. Mais ces troupes (de la 8e Division) sont arrivées à la limite de leurs possibilités de résistance, et leurs rangs sont fort clairsemés (nombreux morts, blessés ou prisonniers).
Les chasseurs ardennais et les chasseurs à pied
La résistance des chasseurs ardennais sur la Lys au-delà des positions du 19e de Ligne est aussi forte, le 396e Régiment d’infanterie allemande est repoussé par le 4e Régiment de Chasseurs ardennais. Le 27 mai, tandis que le 4e Régiment de Carabiniers, le 1er Régiment de Chasseurs à Cheval prouvent leur courage sur le Canal de la Dérivation à Knesselaere, les 1er et le 3e Régiments de chasseurs ardennais repoussent 3 Régiments allemands et contre-attaquent à plusieurs reprises à Vinkt. Il y a près de 200 morts dans les rangs allemands et, malheureusement, les troupes allemandes, en proie à la psychose du franc-tireur, fusillent une centaine d’habitants de ce petit village flamand.
Faisant parler le commandant Hautecler, Philippe Destatte20 souligne que de Nevele à Arsele, le front est tenu uniquement tenu par des unités wallonnes. En fait c’est de Nevele à Menin que la Lys a été tenue majoritairement par des régiments wallons, du 23 au 27 mai, sur une soixantaine de km, en remontant la Lys de Menin à Nevele : les 1er, 12e et 25e de Ligne (3e Division) [Courtrai/Wielsbeke], les 13e, 19e et 21e de Ligne (8e Division) [Wielsbeke-Zulte], les 1ers, 2e et 3e Chasseurs ardennais (1ère Division de Chasseurs ardennais) [Zulte-Deinze] les 4, 5e et 6e Régiments de Chasseurs ardennais (2e Division de chasseurs ardennais) [un peu en retrait de la Lys de Nevele à Aarsele], les 3e, 5e et 6e Chasseurs à pied (10e Division) [puis en retrait après l'effondrement de la 1ère et de la 3e Division, de Ledegem à Isegem], les régiments wallons du 2e Corps de Cavalerie et du 1er Corps de Cavalerie (aussi en aval de Courtrai). Cette vingtaine de Régiments wallons étirés sur 50 kilomètres, firent face, tour à tour, mais toujours inférieurs en nombre, à l’assaut de 7 divisions allemandes21 se dirigeant principalement sur la Lys proprement dite entre Nevele (un peu au sud de Gand) et Menin (où commence le front anglais).
Une mise en cause de la conduite belge des opérations
Quand on lit le récit des combats (notamment des récits dactylographiés, des notes brèves prises sur le vif, par exemple celles de F.Fontaine), on éprouve très fort le sentiment que ces soldats ne se battaient pas « pour l’honneur » (comme le dit Francis Balace), mais pour gagner. Ces soldats n’ont rien non plus de militaristes, les textes pacifiques et pacifistes du merveilleux Francis Walder se retrouvent en beaucoup de ces témoignages (F. Walder était lui-même un officier supérieur, il obtint le prix Goncourt pour son roman Saint-Germain ou la négociation qui est un plaidoyer pacifiste). Mais ces gens ne pouvaient supporter l’invasion allemande. Il y a toute une réflexion du Professeur Henri Bernard sur la conduite de la guerre en 1940. Le Professeur Henri Bernard, qui fit la campagne des dix-huit jours, qui entra dans la Résistance, qui est un monarchiste convaincu, regrette cependant la manière dont la politique de neutralité a été appliquée jusque sur le terrain des opérations militaires. Pour ce Professeur à l’Ecole Royale Militaire, la bataille d’arrêt décidée sur la Lys n’était pas une bonne décision22, et elle était dictée par la politique de neutralité adoptée par la Belgique sous la pression du roi et de la Flandre en 1936. Elle n’était pas une bonne décision car la Lys n’est pas une coupure suffisante. Cette rivière n’est pas très large (vingt mètre, trente tout au plus), ses berges ne la surplombent pas, il arrive qu’elle soit bordée d’habitations dans lesquelles l’assaillant peut se mettre à couvert avant de passer sur la rive gauche. Pour Henri Bernard, la raison d’être du choix de la Lys plutôt que l’Yser avec ses inondations, son front moins étendu, comme en 1914, c’est la volonté de ne pas se lier trop aux alliés. (voir également la note 21)
Il tente d’ailleurs d’excuser Léopold III en soutenant que celui-ci, obsédé par l’exemple de son père, n’a jamais voulu que l’armée belge puisse combattre autre part que sur le sol belge en raison du principe de la neutralité. Alors que la France en 1914-1918 – le territoire français – a servi de mille manières aux opérations de l’armée belge, et qu’Albert Ier envisageait favorablement de s’y replier23. Il estime même que, étroitement liée aux Alliés, l’armée belge aurait pu combattre plus longtemps et rembarquer, au moins en partie, avec les Anglais. Il évalue à 100.000 hommes l’armée belge que l’on aurait pu former en Angleterre.
Patriote belge, il a aussi le courage de considérer que la bataille de la Lys n’a pas joué un rôle immense dans le rembarquement à Dunkerque24. L’armée belge aurait pu en jouer un bien plus utile en se retirant sur l’Yser en coordination avec les Français et les Anglais, ce qui fut à un moment envisagé et même accepté. (voir note 21) Il combat l’idée qu’Hitler aurait permis la retraite par Dunkerque pour «ménager l’Angleterre» en vue d’une éventuelle paix séparée. Sur terre, les Français et les Anglais résistèrent encore une semaine après la capitulation belge. Dans les airs et sur mer, sur la Manche, l’Angleterre n’était pas du tout dans la même situation que sur le Canal Albert ou sur la Meuse à Sedan25. Simplement parce que l’aviation anglaise était bien plus proche de ses bases que l’aviation allemande. Le rembarquement de Dunkerque démontre bien des défauts dans l’armée allemande de 1940 dont Bernard dit même qu’elle n’était pas si bien préparée, qu’elle n’avait pas de plans affinés pour l’Ouest etc. Homme d’honneur attaché à Léopold III, le Professeur Henri Bernard estime aussi que, réellement, la capitulation de l’armée belge a mis les Alliés devant le fait accompli et a été décidée aussi parce que l’on ne désirait plus agir en coordination avec les armées française et anglaises qui se sont battues encore six jours après la capitulation belge. L’argument souvent utilisé selon lequel le réduit national (derrière la Lys ou derrière l’Yser), était à ce point encombré de réfugiés qu’il devenait impossible d’y manœuvrer lui semble spécieux. En effet, plusieurs divisions belges ont traversé ce territoire (après le 24 ou le 25 mai), et ont pu rapidement gagner le front sur la Lys de même d’ailleurs qu’une division française, c’est-à-dire, au total, des dizaines de milliers d’hommes.
Une réflexion historique
La réflexion d’Henri Bernard va plus loin. Il estime qu’il y avait dans les démocraties une faiblesse profonde de la volonté de résistance à Hitler. Il se fonde d’ailleurs pour l’appuyer sur certaines remarques de Walthère Dewez avant le déclenchement du conflit, ce grand résistant chrétien finalement tué par les nazis à la fin de l’Occupation, qui n’admettait pas que les démocraties et en particulier celle de son pays traitent avec un régime niant l’humain. Il cite aussi Bonhoeffer comparant Hitler avec le monstre de l’Apocalyspe, et cela dès 193926. Henri Bernard met en cause aussi la littérature patriotique belge qui soutient que la défaite de l’armée belge a été occasionnée par l’impuissance française à endiguer le passage de la Meuse par les divisions blindées allemandes les 13 (Houx, près de Dinant) et 14 mai (Sedan). En effet, la première victoire allemande le 10 mai 1940, c’est la prise du Fort d’Eben-Emael, prise qui aurait pu être évitée selon Henri Bernard qui témoigne d’une remarque qui lui fut adressée par un officier suisse en 1939, faisant remarquer que la superstructure du Fort était une très belle piste d’atterrissage pour planeurs, ce qui se produisit et explique le chute du fort. Cette observation fut transmise en haut-lieu où elle fut dédaignée.
Il signale aussi, cette fois en pensant au passage de la Meuse par les blindés allemands, à Houx (Dinant) et Sedan, qu’une poignée de chasseurs ardennais parvinrent à arrêter les divisions blindées allemandes de manière étonnante : pendant six heures à Bodange, devant la Sûre (à la frontière luxembourgeoise à la hauteur de Saint-Hubert), les 60 (soixante) hommes du commandant Bricart; pendant trois heures à Chabrehez, plus au nord, entre Vielsalm et l’Ourthe, 90 hommes du 3e Régiment de chasseurs ardennais. Ces divisions blindées se dirigeaient vers Sedan et Dinant. Étant donné ce que 150 hommes dépourvus d’artillerie et d’armes antichars ont pu faire, qu’auraient pu faire les deux divisions ardennaises avec leur artillerie? Et en coordination avec les armées françaises? En outre, il fallut que l’armée allemande déploie trois bataillons (trois mille hommes) et un groupe d’artillerie pour venir à bout des 60 hommes de Bodange. Or la rapidité avec laquelle les Allemands parvinrent sur la rive est de la Meuse à Sedan et Dinant est l’élément décisif qui leur permit de franchir ce fleuve et de gagner la bataille de France dès les premiers jours du conflit.27
Il ne s’agit pas d’écrire l’histoire avec des «si». Il faut peut-être plutôt combattre un certain fatalisme ou déterminisme. La victoire allemande des premiers jours de mai 1940 n’était pas une chose assurée. Par exemple, les chasseurs ardennais avaient été créés pour défendre le pays à la frontière. La stratégie de l’armée belge prescrivait leur retrait complet, et les 150 hommes dont nous venons de parler, n’avaient tout simplement pas reçu cet ordre de repli. Or ils ont effectivement ralenti considérablement l’armée allemande, la disproportion des forces étant à ce point démesurée que les éléments allemands en contacts avec la Compagnie Bricart à Bodange (3 bataillons, soit 3000 hommes et un groupe d’artillerie), s’efforcèrent de cacher la faiblesse numérique de leurs adversaires ardennais à leurs chefs. Une série d’erreurs ont été commises, côté français, dans l’utilisation des blindés comme l’avait prédit le général de Gaulle.
L’histoire n’a pas à se refaire avec des «si». Mais puisque la défaite de 1940 n’avait rien d’inévitable, on ne peut pas tout à fait admettre non plus le raisonnement de Jo Gérard-Libois et José Gotovitch qui, lorsqu’ils parlent des passages à l’ennemi de certaines troupes flamandes, ajoutent aussitôt, pour dédramatiser l’affaire, que ces comportements n’auraient rien modifié à la suite des événements, ce qui est nier leur gravité. Et toute la question soulevée de la résistance et de l’esprit de résistance à Hitler.
La détermination des troupes wallonnes
Dans Pages d’Histoire (sans lieu ni date mais on peut obtenir ce texte au musée du 12e de Ligne à Spa), Georges Ernotte, secrétaire de la Fraternelle du 12e de Ligne cite longuement des notes rédigées par le colonel commandant le 12e de Ligne qui tient le front sur la Lys entre Coutrai et Wielsbeke, ce régiment étant le plus proche de Coutrai avec le 25e puis le 1er de Ligne jusqu’à Wielsbeke où se tient le 13e de Ligne (de la 8e Division). Dans la nuit du 24 au 25 mai, cet officier supérieur, profondément admiratif de la conduite de ses hommes, qui ne dort plus depuis plusieurs jours, est invité à se reposer derrière le front. Il ne parvient pas à trouver le sommeil et passe en revue les erreurs tactiques qu’il a commises, notamment de rester sur la rive opposé aux Allemands en terrain nu face aux bâtiments occupés par l’ennemi sur la rive droite de la Lys, de ne pas faire assez intervenir l’artillerie etc. Il est assez curieux d’opposer ces réflexions à une série de notes prises par des témoins ou historiens civils locaux de Kuurne et Wielsbeke notamment qui estiment au contraire, de leurs points de vue de civils, que si les régiments wallons avaient su les capacités militaires de l’armée allemande, ils n’auraient tout simplement pas combattu : «Hadden onze soldaten geweten dat ze met twee povere divisies de mokerslagen van vijf in zegeroes verkerende Wehrmacht Divisionen zouden moeten opvangen, dans was de moed hen zeker in de schoenen gezonken.»28
Pour l’ensemble de ces régiments wallons qui vont être capturés par l’armée allemande ou qui le sont déjà, va alors commencer cinq années de longue captivité, les prisonniers flamands étant, eux, assez rapidement libérés. La France clairement blessée à mort dès le 14 mai, reçoit le coup de grâce quand les blindés allemands coupent les Alliés en deux le 21 mai à Abbeville. Après le rembarquement des Anglais à Dunkerque et de beaucoup de Français (en tout près de 370.000 hommes), achevé le 4 juin, la France ne tiendra plus que 13 jours. Les Allemands y pénètrent profondément, débordant la Somme, puis la Loire. Le 17 juin, le nouveau président du Conseil, le Maréchal Pétain, demande un armistice aux Allemands qui sera signé quelques jours plus tard. L’esprit de Résistance se réfugie à Londres et prend la voix d’un général de brigade fraîchement promu et qui va être dégradé par les autorités de son pays puis condamné à mort : le général de Gaulle, qui lance son fameux appel le 18 juin.
Léopold III demeure à Laeken, en principe sans activités politiques, mais tentant plusieurs projets avec les forces politiques, sociales et intellectuelles restées au pays, rencontrant Hitler avec qui il souhaite publier un communiqué commun ce que le chef allemand refuse. Pour certains prisonniers wallons la captivité pourra être très rude psychologiquement, mais physiquement supportable sauf lorsque, comme pour le CSLR Ferdinand Fontaine, tombe une condamnation (pour insubordination), à être envoyé à un camp de punis comme ce fut son cas début 44. Il fut interné à Graudenz (forteresse allemande au nord de la Pologne actuelle sur la gauche de la Vistule et qui se dit maintenant Griudzatz), dont Pierre Gascar a pu écrire: «Le régime dans la forteressse de Graudenz comme dans ses filiales, est à peu près le même que dans les camps de concentration. La nourriture quotidienne consiste en 200 grammes de pain et une écuelle de soupe claire. Les prisonniers n’ont pas le droit de recevoir des colis individuels et les vivres de la Croix-Rouge ne sont pas distribués (Quelques distributions espacées auront lieu à partir de 1943). Le courrier se réduit le plus souvent à une seule lettre par mois.»29 Après avoir effectué durant toute l’année 44 de lourds travaux de terrassements, Ferdinand Fontaine, alors à Blechhammer, à 30 km d’Auschwitz, est emmené par les Allemands 500 km en arrière devant l’avance des troupes russes, une marche qui durera un petit mois (21 janvier/17 février), sous la neige et le vent, par des t° qui peuvent descendre jusqu’à – 30°. Le 17 février 1945, il parvient à Pirna (près de Dresde) et à partir de là son régime s’adoucit. Mais ses compagnons et un médecin français diagnostiquent un état général extrêmement mauvais, tant sur le plan physique que psychologique, caractérisé par un oedème de carence, symptôme de dénutrition. Et c’est dans les environs de Dresde qu’il sera libéré par les Russes, le lendemain de la capitulation allemande, le 9 mai. Les quelques lignes que j’ai voulu écrire ci-dessus se veulent un geste de fidélité au souvenir de mon père, mort il y a près de quarante ans, qui – combat et captivité – ne me dit jamais rien de tout ceci (ou quasiment): fait courant qui attise le désir de savoir.
Et un hommage à l’engagement des régiments wallons sur la Lys qui préfigure la Résistance en Wallonie, cette Résistance qui, chez nous – ou ailleurs – est la plus belle page de toute l’histoire humaine.
On se reportera à l’article Régiments flamands et wallons en mai 1940 qui revoit toute l’étude ci-dessus d’une manière plus large, complète et achevée.
1. Hervé Hasquin, Historiographie et politique en Belgique, Editions de l’ULB et IJD, Bruxelles-Charleroi, 1996, p.203, note 46.
2. Francis Balace dans Histoire de la Wallonie, Privat Toulouse, p.297.
3. Henri Bernard, Panorama d’une défaite, Duculot, Gembloux, 1984.
4. Paul Berben et Bernard Isselin, Les panzers passent la Meuse, Laffont, Paris, 1967.
5. Archives familiales, notamment une lettre de F.Fontaine du 31 mai 1940 datée de Saint-Trond et parvenue à sa fiancée fin août 1940.
6. Colonel BEM, A. Massart, Historique du 13e de Ligne, Centre de documentation historique des forces armées, Bruxelles, 1982, voir le Croquis XI, p. 362.
7. Agenda 1940 de F.Fontaine et A.Massart, op. cit.
8. Les Panzers pasent la Meuse, op.cit.
9. A.Massart, op. cit. Ferdinand Fontaine fit cette retraite en camion comme il l’indique dans sa lettre du 31 mai 1940.
10. Henri Bernard, Panorama d’une défaite, p. carte n° 5, p. 121. De Fabribeckers, La campagne de l’armée belge en 1940, Rossel, Bruxelles, 1978, carte n°12. Une carte qui figure les positions du 23 mai est consultable aussi sur le site flamand : http://users.pandora.be/Historia_Belgica/leieslag.htm.
11. Cette défection est signalée par Hervé Hasquin qui ne parle que d’un bataillon (op.cit. p.203), par Jo Gérard-Libois et Jo Gotovitch, L’an 40, CRISP, 1970, p. 97. parle d’un régiment (le 15e de Ligne). Henri Bernard, Panorama d’une défaite, Duculot, Gembloux, 1984 note 7, p. 94, accuse « deux régiments » de Ligne de cette Division. Des défections graves eurent lieu aussi sur le Canal Albert et dans la défense de Gand impliquant deux divisions, la 16e et la 18e Division de Ligne. Le général van Overstraten dans Léopold III prisonnier, Didier-Hattier, Bruxelles, 1986 accuse non seulement le 15e de Ligne mais aussi le 7e et le 11e de Ligne de la 4e Division (p. 27). Il met aussi en cause des unités combattant sur le canal de la dérivation qui prolonge la Lys et la ligne de la défense de la Lys vers le nord puis vers la mer et estime que les Allemands ont choisi d’attaquer en des points où ils pouvaient compter sur des sympathisant flamands (voyez p.36), comme à Zommergem (la 12e Division), au sud d’Eekloo sur le canal de la dérivation. Les défections, en particuliers de certains régiments flamands, ne sont pas douteuses.
12. Henri Bernard, op.cit.
13. A.Massart, op. cit., p.129.
14. A. Massart, p. 135, croquis XI et XVI
15. A. Massart, pp. 139 et suivantes. Les archives familiales permettent de dire que le le CSLR F.Fontaine servait dans la 1ère Compagnie et la lettre du 31 mai 1940 (j’ai été fait prisonnier «le long de la Lys à Wielsbeke»), indiquent qu’il combattait dans le peloton commandé par l’adjudant Lambert.
16. Le fait que le peloton de F.Fontaine ait été pris à revers est une information qui est attestée par la tradition familiale, mais confortée par le récit de Frans Taelman ancien professeur à l’Institut supérieur pédagogique de Courtrai dans son article Mei 1940 : de eerste Duitsers in Sint-Baafs-Vijve, in Leie Sprokkels, Jaarboek 1991, édité par le Juliaan Claerhout-kring, Wielsbeke, 1991, pp.103. Taelman explique que dans le parc d’Enghien, derrière les positions du peloton Lambert, dans l’un des premiers coudes de la Waterstraat, il a aperçu soudain (il voyage en vélo le lendemain des combats soit le 27 mai), «enkele gesneuvelede Belgische soldaten liggen», quelques cadavres de soldats belges et explique (ce qui nous paraît logique) que « Hun dekkingsposten waren naar het zuiden, naar de Leie, gericht en de vijand was uit het westen opgedoke.» : «Leurs positions étaient orientées vers le sud et vers la Lys et l’ennemi surgit de l’ouest » (c’est-à-dire du Parc de Wielsbeke et sur les arrières du peloton de l’adjudant Lambert).
17. Lettre de F.Fontaine du 31 mai 1940, déjà citée.
18. A.Massart, op. cit.
19. A. Massart, op. cit., p.141. Philippe Destatte, Ceux-ci se sont battus vaillamment, pp. 9-16 in Les combatants de 40, Hommage de la Wallonie aux prisonniers de guerre, IJD, Namur, 1995, p. 13. Voir aussi de Fabribeckers, op. cit.
20. Philippe Destatte, op. cit. pp. 13-14.
21. Ibidem pour ce chiffre.
22. Henri Bernard, Panorama d’une défaite, pp. 117-123.
23. Ibidem, p. 99.
24. Ibidem, p. 155.
25. Ibidem, p. 153.
26. Ibidem, p. 47, Bonhoeffer était un théologien protestant qui mourra dans les geôles nazies.
27. Ibidem pp. 90-91.
28. Marie-Christine Martens, Mei 1940, de zware beproeving, in Leie Sprokkels, Jaarboek 1991, pp. 51-82. Je traduis ainsi la phrase : «Si nos soldats avaient su qu’avec deux pauvres divisions, ils allaient devoir recevoir les coups de massue de cinq divisions allemandes marchant avec l’ivresse de la victoire, leur courage se serait enfoncé dans leurs souliers.»
29. Pierre Gascar, L’histoire de la captivité des Français en Allemagne, 1939-1945, Gallimard, Paris 1967, cité par Jean-Chlarles Lheureux, Graudenz la forteresse de la mort lente, UIPFGA, Capendu, 1985. Préface de Jacques Chaban-Delmas.
http://www.larevuetoudi.org/fr/story/un-soldat-wallon-%C3%A0-la-bataille-de-la-lys-2327-mai-1940
Régiments flamands et wallons en mai 1940
José Fontaine
Toudi mensuel n°70, janvier-février-mars 2006
http://www.larevuetoudi.org/de/node/252
Histoire de Belgique et de Wallonie
Un événement qui n’est pas raconté n’a pas eu lieu (Hannah Arendt)
Léopold III et Albert Ier [...] s’en tiennent strictement à l’idée que les devoirs de la Belgique l’obligent non à se survivre comme telle, mais à s’acquitter de ses devoirs envers ses garants, devoirs considérés comme limités à la défense militaire de son territoire, dans le sens le plus étroit du terme. Il faut d’ailleurs noter que, dans les deux cas, cette interprétation limitée de l’indépendance nationale ne concordait pas avec les réactions d’une partie importante de l’opinion publique. (Robert Devleeshouwer, Critique Politique, 1979)
Il y a la mémoire qui accuse. Celle qui veut rétablir la vérité, mais n’est pas vengeresse. (L’histoire est à nous, Rossignol, 2005)
Les deux guerres mondiales ont à ce point marqué l’Europe qu’elles continuent à déterminer son destin et le destin de ses nations. Il ne faut pas non plus oublier qu’en ce qui nous concerne, les deux guerres ont très profondément déchiré l’histoire de la Belgique.
« Très profondément » parce que la monarchie a voulu deux fois diriger l’effort de la nation en guerre en prenant le commandement de son armée. L’affaire royale consécutive à la capitulation de mai 1940 marque en un sens tout notre 20e siècle. Certes, Léopold III a abdiqué en juillet 1951. Mais il a conservé quelques parts de pouvoir dans l’ombre de son fils, au moins jusqu’en 1961, année durant laquelle il est encore dans l’entourage de Baudouin Ier qui trempe dans l’assassinat de Lumumba1. Le silence auquel s’étaient engagés les partis politiques après l’insurrection wallonne de 1950 dure au moins jusqu’en 1975, année durant laquelle Jean Duvieusart, Premier Ministre lors des événements les plus graves de notre histoire intérieure, publie une série de notes compilées sur sa présence à la tête du gouvernement durant les troubles2.
La BRT lance une série d’émissions De Nieuwe Orde en 1982. A travers une interview de Robert Poulet diffusée en avril, Léopold III est mis en cause. Il écrit alors au Premier Ministre pour lui demander si l’accord pour ne pas rallumer les polémiques sur l’affaire, accord signé en 1950 par les partis politiques, tient toujours. Le Premier Ministre lui en donne acte. Il y a eu une petite crise politique. Un journaliste de la RTBF demanda à Francis Delpérée si l’émission de la BRT était « légale » (sic). La publication du livre posthume de Léopold III Pour l’histoire ne clôture pas les polémiques même si, à la télévision, beaucoup d’historiens plaident en faveur de la sagesse des hommes politiques capables d’éviter le pire à la fin du mois de juillet 19503. Même si la Belgique se défait, même si la monarchie a perdu bien de son influence depuis la mort de Baudouin Ier la structuration de la nation belge autour de ses rois demeure un fait de longue durée capital.
Un premier point d’incandescence : le gouvernement wallon de 1950
En 1979, j’avais tenté de voir clair dans la tentative de former à Liège un gouvernement wallon provisoire en 1950 4. Il me semblait que cette tentative permettait de se saisir de certains éléments de la crise nationale belge en l’un de ses plus hauts points d’incandescence, instants où, intuitivement, nous sentons bien que les structures historiques et sociologiques profondes des nations se donnent à voir. Les études que j’ai pu faire sur ce thème ont été publiées en 1979 dans La Cité, en 1980 dans De Morgen. J’ai pu en témoigner à la BRT en 1982, émission qui a été traduite à la RTBF en 1984. Dans Les faces cachées de la monarchie belge (1991), André Schreurs m’a donné la permission de publier des écrits de son père qui attestent de la tentative séparatrice de juillet 1950. Enfin l’Encyclopédie du mouvement wallon parue en 2001 comporte un article intitulé Gouvernement wallon de 1950.5 Jusqu’à présent, c’est davantage le côté politique de l’affaire royale – la rupture de Wijnendaele, la réunion de Limoges, les activités du roi pendant la guerre bien révélées par Velaers et Van Goethem6, la rupture de l’opinion de gauche avec Léopold III dès 1945, bien sûr aggravée en juillet 1950 – qui avait retenu mon attention.
Un deuxième point d’incandescence : les régiments flamands de mai 40
Le simple fait de travailler sur la vie de mon père m’a amené à tenter de comprendre les combats très courts sur la Lys auxquels il a été mêlé du 23 au 26 mai. De là, j’ai tenté d’y voir un peu plus clair sur la bataille de la Lys. Philippe Destatte a mis en évidence en 1995 et en 1997 la vaillance des régiments wallons et s’est étendu quelque peu sur certaines défections de régiments flamands7. Il note aussi, en 1997, qu’il n’y a pas d’étude d’ensemble du comportement des différents régiments durant la courte campagne de mai 1940. C’est peut-être cela qui m’a amené à chercher de plus en plus passionnément la manière d’en réaliser une. Je me contenterai dans le texte qui va suivre de synthétiser le comportement de l’infanterie des grandes divisions de cette arme du 10 au 28 mai. De cette analyse que j’ai pu réaliser en lisant une grande partie de la littérature la plus conformément belge sur les dix-huit jours, je conclus qu’une majorité des divisions flamandes a fait défection ou, du moins, manqué gravement de combativité. Ce sont ces défections qui ont été à l’origine de la capitulation du 28 mai 1940 ou à tout le moins du caractère hâtif de cette capitulation qui découvrait les armées alliées en train de tenter le rembarquement de Dunkerque. Ces faits ne sont nullement niés par la littérature historique la plus conforme et même par des documents approuvés par Léopold III : « dans les dernières heures, des unités se rendirent à l’ennemi sans ordre… »8 Pourtant dans toute la discussion sur l’affaire royale, il n’est que peu question de l’aspect militaire de la controverse. A vrai dire, depuis mai 1940, soit en 66 ans, si, à maintes reprises, en ordre dispersé, dans maints ouvrages (en fait : tous en parlent mais à mots couverts, en le repoussant dans les notes, en minimisant les choses (etc.) comme Jean Vanwelkenhuyzen9), il est question de ces défections, elles ne sont réellement traitées que dans un seul texte parmi tous ceux auxquels j’aie eu accès. Il y a en effet deux pages de la Revue des chasseurs ardennais signée par le Commandant Hautecler dans son premier numéro de 1980 Le manque de combativité des régiments flamands. En 2001 encore, Serge Moureaux (Léopold III, la tentation autoritaire, Luc Pire, Bruxelles, 2002), expliquait la difficulté d’y voir clair en cette période de notre histoire pourtant si cruciale, nous essayerons aussi de dire pourquoi.
Première réponse brève à deux objections
Avant d’en venir aux faits que nous voudrions traiter ici, je voudrais prévenir plusieurs objections.
Il n’entre nullement dans mes intentions d’aborder ce sujet délicat pour mettre en balance le « courage » des soldats wallons et la « lâcheté » des soldats flamands.
La capitulation de mai 1940 a souvent été justifiée par des raisons humanitaires ou pacifistes : Léopold III aurait songé à « épargner » le sang de ses soldats « à l’exemple de son père ». A cela il faut répondre que l’intention royale (si elle est celle qu’on dit !) procède d’une vision moins pacifiste ou « humanitaire » qu’égoïste ou nationaliste : elle reporte sur d’autres que nous la nécessité de combattre l’hitlérisme et elle est une sorte d’insulte aux 14.000 résistants fusillés et tués, principalement wallons. En plus, il n’est pas si évident que cela que ce roi ou son père aient été si soucieux « d’épargner la vie de leurs soldats » : les morts dans l’armée anglaise de 1914-1918 sont équivalents à ceux de l’armée belge (10% des mobilisés), ceux des armées allemande et française ont des pertes supérieures (15 et 17%). Il suffit de consulter à ,cet égard l’Encyclopédie de la Grande Guerre. Quel démenti simple à l’idée d’un Albert Ier soucieux d’épargner le sang de ses soldats !
La question de l’influence de ces défections sur les événements est à discuter. José Gotovitch et Jo-Gérard-Libois (L’an 40, Crisp, Bruxelles, 1970, p.97) estiment qu’ils n’ont eu aucune influence, estimant inévitable la défaite, notamment à cause de la supériorité technique de l’armée allemande – ce qu’Eric Simon conteste dans cette même revue. En outre, si la défection des régiments flamands pourrait ne pas avoir eu d’influence sur la bataille de mai 40 à l’ouest, cette défection a déterminé aux dernières heures si cruciales, la conduite de la guerre en Belgique. Et même si ce n’était pas le cas (mais nous pensons que si !), le comportement de ces régiments mérite d’être interrogé dans la perspective de la question nationale en Belgique.
Une question cruciale
Les Wallons sont dans un rapport assez faux à leur propre histoire, leur mémoire, leur identité. On pourrait dire que l’histoire à travers laquelle on juge souvent de l’actualité dans notre pays, est l’histoire des injustices commises à l’égard de la Flandre sur le plan culturel ou linguistique. Combien de fois n’entend-on pas dire que les Wallons auraient dû « accepter » le bilinguisme en 1932 ou que seuls les Flamands font « l’effort » de connaître « les deux langues » ? Il a même pu arriver que le Plan Marshall de redressement wallon soit jugé à l’aune de sa crédibilité en Flandre. Encore tout récemment Francis Van De Woestijne, dans La Libre Belgique du 6 février 2006, p.21 pense que le redressement wallon a comme tâche de « freiner les ardeurs séparatistes » de la Flandre ! Ce qui voudrait dire que si les tendances séparatistes n’existaient pas, les chômeurs wallons n’auraient plus qu’à subir leur sort ? Dont d’ailleurs, une certaine Flandre se délecta de les rendre longtemps coupables, par vaine revanche ? Que des journaux francophones obéissent à cette logique stupéfie.
Ces façons de présenter les choses sont dommageables, parce qu’elles n’instruisent qu’à charge en ce qui concerne les Wallons. On pourrait montrer que des indices sérieux existent du fait que les Wallons ont pu penser que le vote de la loi imposant l’unilinguisme en Flandre en 1921 (obtenue par un vote Flamands/Wallons), était aussi, quelle que soit la légitimité du combat flamand, une manière de rompre un contrat national portant sur une langue commune que les Wallons ne possédaient pas tous (loin de là !), en 1830. La loi sur la flamandisation de l’armée en 1938 a pareillement été imposée par la loi du nombre10. Imposer l’unilinguisme en Flandre, la population la plus nombreuse, impliquait d’imposer aux Wallons la connaissance d’une autre langue encore que celle qu’ils s’efforçaient de parler, le français. Mais les Wallons ne parlaient pas encore tous le français, et beaucoup usaient d’une autre langue (le wallon), dont ils n’ont pas songé à imposer l’existence, ce à quoi ils ne seraient pas parvenus (Bovesse a tenté de légiférer à cet égard sans succès), pas plus que les Flamands ne seraient parvenus à le faire de leur côté s’ils avaient été, comme nous, minoritaires. Sur les champs de bataille, deux ans plus tard, le pacte, à notre sens, s’est bien plus gravement déchiré.
Une autre objection : histoire, guerre, paix
Il est clair que ces événements sont vieux de 66 ans. Mais il est clair aussi que, selon le mot d’Arendt, ces événements, jusqu’ici, n’ont pas existé parce qu’ils n’ont jamais été vraiment racontés. Kapferer a montré que la Guerre est l’épreuve à laquelle se mesure mieux la profondeur de l’angoisse humaine devant la Mort, non seulement la Mort individuelle, mais aussi la Mort collective. Il le montre à travers la fameuse rumeur dite du « cadavre dans l’auto » où se colportent ces histoires où l’on lit une sorte d’adhésion inconsciente de ceux qui les racontent à l’idée barbare du meurtre rituel. La voici. Un autostoppeur arrête une voiture sur la route d’Orléans à l’été 1938 et dit au conducteur qu’il peut lui donner la preuve qu’Hitler mourra à l’automne : l’automobiliste arrêté va rencontrer plus loin un accident, devoir charger un blessé pour l’emmener à l’hôpital. Quelques kilomètres plus loin, le blessé mourra dans l’auto. Ceux qui colportent cette rumeur précisent ensuite que tout se passe selon les dires de l’autostoppeur. La même histoire est racontée en Allemagne et partout. Avant 1914, il ne s’agit plus d’une voiture, mais d’une calèche.
Au fond de ce récit, il y a la structure et la réalité du sacrifice humain : le plus grand sacrifice à offrir aux dieux pour obtenir d’eux en échange, la faveur suprême : ici que la guerre n’ait pas lieu par supposition que la mort du Chef ennemi l’empêcherait. Cette rumeur mesure bien le profond désarroi face à la Guerre pour que l’esprit humain en arrive à régresser à ce point vers la religion la plus barbare, celle qui admet les sacrifices humains.Mettons-nous en tête que, dans des circonstances semblables, voir des personnes sur qui l’on comptait pour résister à la Mort, s’effondrer, voir trahir, a traumatisé l’opinion de Wallonie, indépendamment de l’héroïcité ou non des choses.
Le souvenir de 1914
John Horne et Alan Kramer ont parlé dans un livre, récemment traduit en français, du mythe des francs-tireurs en août 1914 dont rien ne fonde la réalité, mais dont toute l’armée allemande finit par se convaincre sincèrement, phénomène que les deux auteurs rapprochent de la Grande peur dans la France révolutionnaire. En moins d’un mois, avec leur peur à eux au ventre, les soldats de l’armée impériale, exécuteront dans une centaine de villes et villages en Wallonie (autant vaut dire : partout), plus de 5000 civils, dont des femmes, des enfants en bas âge et des vieillards. 15.000 maisons seront détruites, des villages et des villes (comme Dinant) rasés. Les atrocités débordent aussi sur la Flandre et la France, mais c’est la Wallonie qui – cela est peu souvent souligné – en subit l’essentiel (70% des 7000 morts civils et des 20.000 maisons détruites ou incendiées tous pays confondus, cela en quatre semaines, les massacres se poursuivant à un rythme plus lent en septembre et octobre).11
Cette peur s’enracine côté allemand, dans les souvenirs des francs-tireurs français de la guerre de 1870, dans la phobie conservatrice des insurrections populaires, idéologie du commandement de l’armée impériale. Et les massacres de 1914 déterminent l’un des phénomènes les plus troublants de mai 1940 : l’exode massif des populations civiles vers la France, entraînant des millions d’hommes et de femmes vers la Méditerranée. J’avoue que, né pourtant après la guerre, conscient de l’obligation des hommes à y aller, j’étais persuadé, avec l’inconscience historique des petits enfants, que je devrais moi aussi me plier à cette épreuve où l’on affronte la Mort. Il se fait que scolarisé à Dinant – 674 civils massacrés, avec un grand-père paternel à Jemappes – 10 civils fusillés – et à Nimy – 13 civils fusillés mais aussi des simulacres d’exécutions auxquels fut soumis mon grand-père -, j’ai cru aussi à cette inéluctabilité de la guerre broyeuse de civils innocents, croyance en partie fondée, puisque en 1914 toute la Wallonie souffrit des exactions (une centaine de localités – dont la plupart des grandes villes – réparties sur l’ensemble du territoire). Ce fut, je crois, ma première angoisse de la Mort. La gravité des défections flamandes doit se lire dans ce contexte. De nombreux officiers et soldats wallons en eurent conscience. J’avoue que, jusqu’ici, tout en sachant ces défections, je ne m’imaginais pas leur ampleur, me sentant incapable de croire à des événements aussi graves, partageant le scepticisme de maints contemporains à l’égard de ces faits semblant sortir de l’imagination wallingante de François Simon au Congrès national wallon de 1945. Et pourtant…
Mais revoyons bien ceci : l’événement n’ayant quasiment pas été raconté n’existe pas. N’existant pas au niveau de la conscience claire, il demeure cependant présent dans une sorte d’inconscient collectif qui, avec mille autres facteurs (les prisonniers, la Résistance etc.), détermine sans doute l’âpreté des événements de juillet 1950. Des événements qui sont eux-mêmes ensuite censurés. Il est peut-être donc temps d’essayer de sortir tout cela de l’ombre où se débat et s’asphyxie peu à peu notre mémoire collective. Nous n’avons même pas la possibilité d’avoir une histoire nationale (wallonne), autocritique puisque nous n’en avons pas. Ou peu. Comment nouer de vrais rapports avec les Flamands si gisent au fond de nous tant de reproches non formulés sur des événements dont le fil conducteur court jusqu’à aujourd’hui?
Composition des divisions d’infanterie le 10 mai 1940
Pour simplifier l’exposé, nous mettrons ici l’accent sur les divisions d’infanterie, signalant éventuellement l’intervention d’autres armes. Francis Balace qui ne nie pas les défections flamandes de l’infanterie ni leur gravité, souligne qu’un grand nombre de régiments d’artillerie divisionnaire étaient des régiments flamands et que l’artillerie a joué un rôle important dans la campagne des 18 jours de même que les deux Divisions de cavalerie comprenant tant des régiments wallons que flamands. C’est une nuance importante que nous tenons à souligner avant de commencer.
Une division est composée de trois régiments d’environ 4000 hommes, d’un régiment d’artillerie et d’un bataillon du génie, soit 17.000 hommes. Les régiments d’artillerie sont en général des régiments flamands et l’artillerie a joué le rôle que nous venons de dire. Avec ces 20 divisions et les deux divisions de cavalerie, nous avons à peu près les deux tiers de l’armée belge, soit un peu moins de 400.000 hommes sur les 600.000 hommes de 1940. Il existe aussi des troupes d’armée, artillerie ou génie, l’aviation, la marine, les régiments wallons d’artillerie de forteresse dans les forts de Liège et de Namur, les Unités spéciales de défense de forteresse (USF), à Liège, Namur et Anvers les régiments légers (gendarmerie), la DTCA (Défense terrestre contre aéronefs), les régiments cyclistes, d’autres troupes. Les régiments wallons de forteresse combattront vaillamment, parfois même au-delà de la capitulation.
Sur les 20 Divisions d’infanterie, neuf sont uniquement composées de régiments flamands : 1ère DI, 2e DI, 4e DI, 11e DI, 12e DI, 13e DI, 14e DI, 16e DI.
Trois autres sont composées de deux régiments flamands et d’un régiment wallon : la 6e DI, la 7e DI, la 18e DI. La 6e DI est constituée par le 1er Grenadiers et le 9e de Ligne (flamands) et le 1er Carabiniers (wallon), la 7e DI est constituée des 2e Grenadiers et 18e de Ligne (flamand), du 2e Carabiniers (wallon), la 18e DI des 3e Grenadiers et 39e de Ligne (flamands), et du 3e Carabiniers (wallon).
Les huit divisions wallonnes sont la 3e DI, la 5e DI, la 8e DI, la 10e DI, la 15e DI, la 17e DI, la 1ère et la 2e Division de Chasseurs ardennais (Cha). Pour résumer d’une autre façon: 12 divisions flamandes (dont 3 avec un régiment wallon soit l’équivalent de 11 divisions), huit divisions wallonnes (+ l’équivalent d’une division). Ou encore, dans l’infanterie : 33 régiments flamands, 27 régiments wallons.
1ère DI+2e DI+ 4e DI + 11e DI+12eDI +13eDI +14eDI +16eDI Neuf Divisions flamandes
6e DI + 7e DI + 18e DI Trois Divisions flamandes avec 1 régiment wallon sur les 3
3e DI+5eDI+8eDI+10eDI+15eDI+17eDI+1ère+2eDCha Huit Divisions wallonnes
Les Divisions numérotées de 1 à 6 sont des Divisions de soldats professionnels (« d’active »), les Divisions de 7 à 12 sont des Divisions dites de première réserve, les Divisions de 13 à 18 sont des divisions de deuxième réserve, moins bien équipées, dont la formation militaire est moins bonne, dont les soldats appartiennent à des classes plus anciennes. Les deux Divisions restantes sont les Divisions de chasseurs ardennais dont la 1ère est motorisée et dont le fonctionnement diffère quelque peu des autres divisions. Les chasseurs ardennais feront preuve d’une extraordinaire combativité du début à la fin de la campagne.12
Position de ces divisions le 9 mai au soir
Le 10 mai la position de ces Divisions d’infanterie est la suivante : la 17e DI, la 13e DI, la 12e DI, la 15e DI, la 9e DI, la 6e DI, la 14e DI, la 1ère DI, la 4e DI, la 7e DI, la 3e DI – soit 11 Divisions – sont en position derrière le Canal Albert et du Canal antichars d’Anvers (au sud de ceux-ci) et s’échelonnent dans cet ordre d’Anvers à Liège.
Il y a deux autre Divisions en position au nord du Canal Albert, l’une à l’est d’Anvers (la 18e DI), l’autre au nord d’Hasselt (la 11e DI).
Trois autres divisions sont en position à l’ouest de Gand (16e DI), à l’ouest de Bruxelles (5e DI) et l’est (10e DI) de Bruxelles.
Trois au sud de Liège : entre l’Ourthe et la Meuse (2e DI), entre la Méhaigne et la Meuse ou entre Andenne et Namur (la 2e Cha), à Namur (la 8e DI).
Une division stationne tout au long de la frontière avec le Grand-Duché, la 1èreDivision de Chasseurs ardennais13.
Pour le résumer encore sommairement, 13 divisions sont à la garde du Canal Albert (et Canal antichars d’Anvers),
17 DI + 13 DI + 12 DI + 15 DI + 9 DI + 6 DI + 14 DI + 1 DI + 4 DI + 7 DI + 3 DI + 18 DI + 11 DI
trois à l’intérieur du pays entre Gand, Bruxelles et Louvain :
16 DI + 5 DI + 10 DI
trois entre Liège et Namur et à Namur
2 DI + 2Cha + 8DI
une à l’ouest du Grand-Duché de Luxembourg (au long de toute sa frontière)
1 Cha
Combats du 10 mai, première défection d’une division flamande
Le 10 mai au matin l’armée allemande attaque les positions belges sur le Canal Albert et à Eben -Emael. Ce fort réputé imprenable est détruit par des soldats allemands parvenus en planeurs sur sa superstructure et qui le font sauter en y introduisant des charges creuses : il se rend le 11 mai. La 7e DI qui occupe des positions de part et d’autre du fort est en grande partie détruite : le 2e Grenadiers, par exemple, régiment flamand est pratiquement anéanti, son chef le Colonel Herbiet est capturé. Dix officiers sont tués dont deux chefs de bataillon, en tout 207 soldats. Le reste est capturé ou blessé, seuls 600 hommes peuvent être évacués vers la France. Le régiment flamand du 18e de Ligne subit un sort aussi sévère de même que le 2eCarabiniers, régiment wallon. Ensemble, les trois régiments ont 7000 prisonniers, des morts, des blessés : la 7e DI a quasiment disparu. Nous suivons ici principalement Eric Simon dans Le rapport des forces entre la Heer et l’Armée belge en, mai 1940, mais aussi quelques autres ouvrages outre ceux déjà cités (Bernard, Michiels, de Fabriebeckers etc.)14
Il faut distinguer cet anéantissement de la 7e DI de celui de la 14e DI flamande dont 5.000 hommes se rendent à Paal le 13 mai lors du retrait vers la ligne KW, le reste étant jugé inapte au combat et parqué sur l’Yser. Eric Simon explique cette première reddition de troupes flamandes par un retrait trop rapide de la 6e DI, mais considère cette reddition comme différente d’autres captures et par exemple de celles de la 7eDI. D’autres auteurs (Bernard, Michiels) sont tout aussi sévères à l’égard de la conduite ou de la valeur de cette 14e DI flamande.
Face au Luxembourg, l’opération de planeurs allemands à Nives et Witry permet de faire quelques prisonniers dans les deux divisions ardennaises (des permissionnaires), mais empêche aussi que l’ordre de repli touche les compagnies ardennaises stationnées à Bodange et Chabrehez qui, sans artillerie, sans armes anti-chars vont arrêter très longuement, avec quelques dizaines d’hommes, 4 Divisions blindées allemandes. La Compagnie du Commandant Bricart à Bodange tiendra pendant huit heures et il faudra trois bataillons allemands soit 3.000 hommes plus un groupe d’artillerie pour la réduire. Les combats de Bodange et Chabrehez confirment le sentiment d’Eric Simon sur la prétendue supériorité de l’armée allemande en 1940. Si quelques dizaines d’hommes ont arrêté l’un des principaux efforts allemands qui allait être décisif sur la bataille à l’ouest (les 4 Divisions blindées franchissent la Meuse les 13 et 14 mai à Sedan annonçant la défaite française), qu’aurait accompli la 1ère Division ardennaise toute entière avec sa mobilité, son artillerie, ses armes antichars ? Or la vitesse de la progression des quatre divisions allemandes traversant le Luxembourg a déterminé l’effondrement français de Sedan. Certes l’usage des planeurs et des parachutistes à Eben-Emael et aux ponts de Vroenhoven et Veldvezelt a donné à bien des combattants l’impression inverse d’une invincibilité de l’armée allemande, non sans raisons, mais des raisons qui à notre sens n’infirment cependant pas la thèse d’Eric Simon.15
Retrait sur la ligne KW
Les régiments en place sur le canal Albert vont donc se retirer progressivement derrière la principale ligne de défense, la fameuse ligne KW (Koningshoyckt-Louvain-Wavre – Koningshoyckt est un village près de Lierre soit à une bonne dizaine de km d’Anvers). Luc Devos écrit : « La ligne KW avait rendu à l’armée belge la confiance que beaucoup d’unités avaient perdue après la percée rapide du canal Albert. Flanquées par les armées alliées et protégées par d’excellentes formations d’artillerie, les troupes étaient prêtes, au matin du 16 mai, à s’opposer à une attaque allemande massive. Mais celle-ci ne se produisit pas ; au lieu de cela, les soldats eurent à entendre qu’ils devaient quitter leurs positions et se retirer vers l’ouest… »16 Sur la ligne KW elle-même, les Anglais combattaient aux côtés de l’armée belge, et au nord de Wavre, entre cette ville et Namur, les Français. Dès le 15 au soir, cependant, les troupes belges stationnées dans la Position fortifiée de Namur (PFN), qui y avaient été rejointes par les troupes de la Position Fortifiée de Liège (PFL), déjà abandonnée, durent à leur tour l’abandonner, les Allemands ayant franchi la Meuse avec l’infanterie puis les blindés au sud de Namur, à Houx, Leffe et Dinant ainsi que plus au sud encore à Sedan. Cette brèche dans le front français ne pouvait plus être colmatée. Comme les divisions stationnées derrière la ligne KW, les troupes belges stationnées à Namur durent faire mouvement vers la ligne Canal de Terneuzen—Gand—Escaut en amont de Gand (soit vers Audenarde). La rupture du font français à Dinant et Sedan donna à maintes personnes le sentiment que la bataille de France était perdue, les blindés allemands se ruant vers la mer (qu’ils atteindraient le 20 mai coupant ainsi les troupes alliées du Nord des troupes alliées du sud). Ces deux replis successifs (du Canal Albert à la ligne KW puis de celle-ci à la position « Escaut »), allaient affaiblir les soldats contraints à de longues marches et entraîner de lourdes pertes de matériels ou une grande fatigue notamment pour les 4e DI et 2e DI flamandes, mais aussi pour les régiments wallons venant de Namur vers la position « Escaut ». « Le 20 mai » écrit Luc Devos « après dix jours de guerre, l’armée belge s’était entièrement retirée derrière l’Escaut de Gand à Audenarde et le canal Gand-Terneuzen. Des grandes villes belges, seules Gand et Bruges n’étaient pas encore occupées. »17
Sur la Lys et le canal de la dérivation : quatre autres défections flamandes
Légende: Lille/Calais est tenu par les Alliés (voir la carte + haut.). La ligne Menin-Courtrai-Deinze (Deynse sur la carte)-Ecklo (Eecloo)-Mer du Nord, par l’armée belge, sur la Lys puis le canal de la dérivation, puis au Nord par des divisions de cavalerie plus au nord et à l’est du canal Léopold II. L’armée belge est composée de D.I. (divisions d’infanterie et leur numéro), de Ch.A.( deux divisions de chasseurs ardennais et leur numéro), des divisions de cavalerie à l’est du canal Léopold II.
Le 21 mai, lors d’une conférence entre les chefs des armées alliées, il fut question de retirer l’armée belge sur l’Yser. Mais finalement elle s’établit pour une bataille d’arrêt derrière la Lys et le Canal de la Dérivation, formant de Menin à Heist sur le littoral flamand, un arc de cercle d’environ 90 km. Durant le retrait de la position, « Escaut » , le 23 mai, de nombreux soldats de la 13e DI flamande se rendent en masse. Cette grande unité ne sera quasiment plus alignée. Elle disparaît ce jour-là comme unité combattante puisqu’elle ne sera plus vraiment mise en contact avec l’ennemi par le commandement18. Le 23 mai, à Gand, sous la pression de la population, d’étranges événements se produisent qui voient certaines avant-gardes allemandes pénétrer jusqu’au cœur de la ville. La population fait pression sur les troupes de la 16e DI et de la 18e DI pour se rendre. La 16e DI se composent de trois régiments flamands, le 37e de Ligne, le 41e de Ligne et le 44e de Ligne. Les trois-quarts du 41e de Ligne se rendent aux Allemands (soit environ trois mille hommes), le 44e de Ligne semble demeurer plus consistant et sera remis en ligne plus tard. Le 37e de Ligne est submergé dans des combats cette journée-là et ce régiment de faible combativité ne réapparaîtra plus. La 18e DI est composée du 3e Carabiniers (régiment wallon), dont certains éléments sont désarmés également, du 3e Grenadiers et du 39e de Ligne (régiments flamands). On ne voit plus guère apparaître le 3e Grenadiers après le 23 mai. Les auteurs (Bernard, Taghon), parlent de 8 à 10.000 prisonniers dans les rues de Gand. Eric Simon (toujours dans Le rapport des forces entre la Heer et l’Armée belge…), évalue le nombre de soldats de la reddition massive des régiments de la 16e DI, des 39e de Ligne et 3e C (mais ne cite pas le 3e Grenadiers), à 6.000 hommes, mais ne dit rien de la 18e DI. Disons qu’en présence de ces chiffres divers, on a le sentiment qu’après la défection des régiments flamands de la 14e DI, de la 13e DI, on assiste à nouveau à des redditions en masse de régiments flamands (ou de parties de ceux-ci), qui nous semblent quasiment équivaloir aux effectifs d’une Division, de plus de deux régiments au minimum. De toute façon, il ne sera plus désormais question dans les combats ni de la 14e DI, ni de la 13e DI ni vraiment de la 16e DI, un peu plus de la 18e DI. A noter que les archives de lieutenant André Deplanque, que nous publions à la suite de cet article donnent aussi une version de cette reddition de Gand.19
La reddition en masse la plus grave se produit deux jours plus tard, le 25 mai, dans le secteur de la 4e DI composée des 7e, 11e et 15e de Ligne face à Deinze sur le canal de la dérivation en prolongement de la Lys. Henri Bernard et le Général Van Overstraeten expliquent que la reddition du 15e de Ligne a entraîné pratiquement celle du 11e de Ligne et même celle du 7e de Ligne. Eric Simon évalue à 7.000 les prisonniers résultant de cette reddition en masse, mais ce sont 7000 soldats sur les 12.000 fantassins que compte une Division d’Infanterie20. Félicien Rousseaux dans Ma deuxième guerre, éditions de Belgique, 1941, témoin contesté par JO Gérard-Libois et José Gotovitch, donne une version de cette reddition que ne contredit nullement la version de Van Overstraeten ni celle des témoignages consignés par André Delplanque. Sur la base de ces trois témoins (les officiers Rousseaux et Delplanque, le Conseiller militaire du roi), on peut avoir le sentiment que la 4e DI a disparu. Il est à noter aussi que lors de cette reddition, selon André Delplanque, un officier flamand et un officier wallon tirèrent en direction des soldats passant à l’ennemi, officiers ensuite abattus par les soldats flamands : Peter Taghon dans Mai 40, La campagne des dix-huit jours, Duculot, Paris et Louvain-la-neuve, 1989, pp.177-178 écrit ceci : « Le 15e de Ligne n’existe pratiquement plus. Le Cap-Cdt Locks veut encore déclencher une contre-attaque, avec sa 7e Cie, mais il est abattu ainsi que le lieutenant Mutsaert, dans des circonstances particulièrement suspectes. » Cette remarque nous semble confirmer la version du Lieutenant Delplanque, au moins en partie.
Bilan au 25 mai, nouvelles défections
On peut donc considérer qu’avec la disparition quasi complète de cette division, nous avons ce 25 mai, sur les 20 divisions d’infanterie que compte l’armée belge, 4 Divisions flamandes (14e, 13e, 16e et 4e Division), qui ont fait défection ou qui ne combattront plus par inaptitude. Le 26 mai, lors d’une attaque plus au nord sur le canal de la dérivation, 2000 hommes du 23e de Ligne de la 12e DI vont se rendre massivement (Eric Simon Le rapport des forces… op.cit. ). Et, dans les heures qui suivent, les autres régiments de cette division vont se débander de telle façon (déserter la nuit notamment), que le chef de l’EMG considère que le 27 mai, la 12e DI « n’a pratiquement plus d’infanterie » (O.Michiels op. cit. p. 235 ).
Dès le 25 mai des éléments du 16e de Ligne de la 9e DI vont se rendre sans combattre selon le Colonel Massart, qui parle d’une seule compagnie (la 5e du 16)21. Selon le témoignage du Lieutenant Delplanque que nous reproduisons en annexe de cet article, il s’agirait en fait de tout un bataillon dès le 25 mai. Par la suite (voir Oscar Michiels), le 16e de Ligne va s’effilocher au fur et à mesure que d’autres compagnies se rendent également. Le Commandant Hautecler (dans le numéro de la Revue des chasseurs ardennais, n° 1, 1980 déjà cité) estime qu’un autre régiment de cette 9e DI flamande – le 17e de Ligne – a fait preuve de peu de combativité. L’Historique de l’Armée belge écrit, pour le matin du 26 mai : « A la 9e DI, tôt dans la matinée, l’ennemi précédé de drapeaux blancs franchit en force le canal de la Mandel » (op. cit. p.140), ce qui laisse penser que ces soldats flamands, cette fois, ne se rendent certes pas, mais reculent sans combattre.
Au total on a donc vu se défaire par manque de combativité, inaptitude au combat ou « trahison » (au sens technique du vocabulaire militaire), 6 divisions flamandes sur les 9 divisions composées seulement de régiments flamands.
Ce sont les divisions flamandes suivantes : la 14e DI le 13 mai, la 13e DI le 23 mai, la 16e DI le 23 mai, la défection totale de la 4e DI le 25 mai, la débandade totale de la 12e DI les 26 et 27 mai, la débandade progressive de la 9e DI du 25 au 27 mai. Soit six divisions flamandes sur les neuf :
4e DI + 12e DI + 13e DI + 14e DI + 16e DI Six Divisions flamandes sur Neuf
A cela doivent s’ajouter les redditions partielles observées à Gand dans la 18e DI. Il faut rappeler en outre que deux divisions flamandes ont été détruites en combattant héroïquement : la 1ère DI et la 7e DI. Les régiments flamands de la 6e DI sont jugés peu combatifs par Eric Simon dans un article à paraître dans le Bulletin d’information du CLHAM en mars 2006.
L’armée du 27 mai : une infanterie belge devenue wallonne
Il reste donc en ligne le 27 mai au soir une division partiellement flamande en ordre (la 6e DI qui compte un régiment wallon), de même que deux autres divisions flamandes (2e et 11e DI). Plusieurs divisions wallonnes – certaines fortement usées – combattent toujours : les deux divisions de Chasseurs ardennais, la 5e DI de chasseurs à pied, la 10e DI de chasseurs à pied et 2 régiments de chasseurs à pied de la 17e DI, enfin la 15e DI. En outre, il demeure encore quelques éléments au combat de la 8e DI et même de la 3e DI, soit l’équivalent, pour l’infanterie en tout cas, de plus de 6 DI wallonnes et de moins de 3 DI flamandes. Compte non tenu d’autres unités que les unités des DI proprement dites, on a l’impression que lorsque Léopold III décide d’envoyer un parlementaire aux Allemands dans l’après-midi du 27 mai, il est à la tête d’une armée principalement wallonne. Car, tandis que la plupart des régiments wallons luttent encore, même s’ils sont en partie détruits pour certains, les 2/3 des fantassins flamands ne sont plus là, soit parce que leur unité a été détruite en combattant, soit parce qu’ils sont inaptes au combat, soit parce qu’ils se sont rendus massivement, soit parce qu’ils ne tirent plus tout en restant en ligne.
La défection des régiments flamands hâtent la capitulation belge, leur nature
La capitulation belge s’imposait-elle à la date où elle a eu lieu ? Beaucoup d’auteurs estiment que la continuation des combats était impossible comme le Général Michiels par exemple ou Jean Van Welkenhuyzen. D’autres comme Henri Bernard estiment qu’il y aurait eu lieu de se lier plus intimement aux alliés anglais et de se retirer sur l’Yser (d’ailleurs dès le 22 mai), que les Français et les Anglais tinrent encore 7 jours dans le réduit de Dunkerque. Le Général Wanty imagine une autre possibilité: « Peut-être l’initiative de la reddition aurait-elle pu être laissée aux commandants de la division ou du corps, voire de petites unités, et non pas être imposée en bloc à l’ensemble de l’armée par un acte solennel. L’impact psychologique et politique eût été bien moins défavorable au pays, avec des conséquences en chaîne incalculables. »22. Le Général Van Overstraeten pense lui qu’il aurait encore fallu tenir un jour encore au moins. On sait que le 27 encore, à Knesselaere, le 1er et 4e Régiment de Cyclistes (des régiments wallons, mais notre article ici ne visent que les 20 DI proprement dits), renforcés de quelques petites unités flamandes de cavalerie, infligèrent une défaite grave aux Allemands (plus de 100 prisonniers), de même que les Chasseurs ardennais à Vinkt (près de 200 morts allemands, plus de 1600 blessés).
Henri Bernard met en cause également les clauses de la capitulation qui prévoyaient en fait une série de conditions qui sont contraires à l’honneur militaire comme d’ouvrir les routes aux Allemands jusqu’à la mer et de livrer le matériel sans le détruire. Le soulagement des militaires à qui cette capitulation épargna la mort pose problème, car c’était reporter sur d’autres les sacrifices nécessaires pour vaincre l’hitlérisme. Mais il y a au fond de cette réaction tout l’esprit néfaste de la politique de neutralité, politique de repli sur soi, et d’une certaine couardise. En outre, le roi Léopold III a confié à son secrétaire particulier le Comte Capelle, à son Conseiller militaire Van Overstraeten , la démoralisation causée chez lui et à l’intérieur de l’Etat-Major de l’Armée par les défections de régiments flamands. C’est une des raisons avancées par Léopold III dans son livre blanc pour hâter la capitulation. Francis Balace écrit qu’elle repose sur la crainte que le roi avait que la conduite contrastée des régiments flamands et wallons ne pousse les Allemands à la même politique séparatiste qu’en mai 1940. « Ce qui est également important dans la pensée du roi » affirme-t-il « c’est de ne pas permettre à l’ennemi de tirer argument des défections de certaines unités, on aura compris qu’il s’agissait de certains bataillons de régiments flamands, pour mener une politique favorisant le séparatisme et niant le fait belge. »23 F.Balace, Fors l’honneur. Ombres et clartés sur la capitulation belge, in Jours de Guerre, t. 4, Jours de défaite, II, pp. 23-24, Crédit Communal, Bruxelles, 1991. Balace estime que Léopold III a décrit au Compte Capelle, non pas seulement la défection de petites unités, mais de régiments : « des régiments entiers se rendaient, l’armée belge devait demeurer dans l’ordre » (le Livre Blanc du secrétariat du roi Léopold III, déjà cité p.24, s’exprime presque de la même manière). Van Overstraeten décrit un Léopold III démoralisé dont la confiance a été sapée par les tergiversations des alliés, mais aussi « les défections d’unités flamandes ». (Van Overstraeten Dans L’étau, op. cit. p.350). La consultation de trois juristes Devèze, Pholien, Hayoit de Termicourt signale que « durant les dernières heures des unités se rendirent à l’ennemi sans ordre et que, hélas, certains officiers même manquèrent à leur devoir », termes que cite F.Balace, mais que l’on retrouve dans Le Livre blanc publié par Léopold III en 1946.
Autocensure, censure
Si par exemple, Hervé Hasquin a publié dès 198024 des chiffres chiffres globaux démontrant le manque de combativité des troupes flamandes, il n’en va pas de même d’autres auteurs. Par exemple, Jean Vanwelkenhuyzen dans Quand les chemins se séparent (op.cit.), cite des « notes inédites » du Comte Capelle rapportant que le roi lui avait dit : « Déclarer qu’il fallait se faire tuer jusqu’au dernier, c’est de la folie. Un soldat consent à mourir quand il est soutenu et quand son sacrifice peut servir le pays. Mais, dans les conditions indiquées, continuer à se battre c’eût été insensé : des régiments entiers se rendaient à l’ennemi. L’armée belge devait demeurer dans l’ordre, elle ne pouvait mourir dans la débandade. » Nous avons déjà parlé de son extrême discrétion dans le même ouvrage concernant les redditions de troupes flamandes dont « l’impression du moment » tend à exagérer la portée. Mais il y a aussi un autre aspect: censurer de tels événements (ou s’autocensurer à leur propos).
Il n’existe pas un seul texte un peu continu, prenant comme sujet le manque de combativité ou la reddition volontaire d’une bonne moitié sinon même des fantassins flamande regroupés dans les 20 DI (ni ouvrage ni article, sauf un seul à notre connaissance, celui de G.Hautecler en 1980, 2 pages dans la Revue des chasseurs ardennais).
La question de savoir s’il s’agit de simples bataillons ou de régiments est oiseuse. La reddition en masse de trois bataillons sur les 4 du 41e de Ligne à Gand, le 23 mai, ne constitue pas effectivement « un régiment entier », mais c’est presque cela. De même le nombre de soldats désarmés à Gand la même journée et que Peter Taghon évalue à 8 ou 10.000, c’est celui équivalent à la composition de 2 ou 3 régiments d’infanterie au moins. Le passage à l’ennemi du 15e de Ligne le 25 mai au matin est bien celui d’un « régiment entier » entraînant par son mouvement les deux autres (et quasiment toute la 4e DI). Quant au 23e de Ligne de la 12e DI, c’est la moitié du régiment qui se rend le 26 mai, mais peu à peu les soldats de toute cette division désertent les combats pendant la nuit à un tel point que, bien longtemps après les événements, le Chef d’Etat-Major Général, O.Michiels, estime que sinon le 26, en tout cas le 27, cette Division « n’a plus d’infanterie ». Nous avons parlé des problèmes de la 14e Division dont un des colonels, le colonel Dothée estime que les deux autres régiments ne se sont pas battus. On a aussi évoqué la 13e DI qui, après les problèmes rencontrés le 23 mai, ne réapparaît plus vraiment dans les combats. G.Hautecler ou Eric Simon parlent, l’un, de plus de 25.000 soldats flamands se rendant en masse, l’autre de plus de 21.000. Certes ces redditions correspondent, en nombre, à l’équivalent de moins de 7 régiments (sur les 33 régiments flamands intégrés dans les DI que comptent l’armée belge).
Mais ces défections en entraînent d’autres, cette réticence à combattre rendent en fait non opérationnelles, à coup sûr (du 13 au 27) : six DI flamandes (la 14e, la 13e, la 4e, la 12e, la 16e), avec une partie de la 18e DI et surtout la 9e DI (elle se rend ou ne se bat plus).
Défection et manque de combativité
On peut évaluer la combativité des différentes DI de l’armée belge en mai 1940. 6 DI flamandes ont fait preuve d’une combativité nulle ou très faible, celles pour lesquelles on peut parler de défection quasiment complète (reddition ou inaptitude au combat) :
4e DI + 12e DI + 13e DI + 14e DI + 16e DI + 9e DI Six Divisions flamandes sur Neuf
La combativité de la 18e DI (partiellement flamande sauf son régiment wallon) est médiocre, de même que celle de la 6e DI partiellement flamande (sauf son régiment wallon). Trois divisions flamandes peuvent être jugées avoir combattu courageusement : la 11e DI, la 1ère DI et la 2e DI. La 11e DI et la 2e DI ont tenu le canal de la dérivation pendant la bataille de la Lys, contre-attaquant plusieurs fois. La 1ère DI a défendu la Lys au sud de Courtrai.
1ère DI, 2e DI, 11e DI Trois Divisions flamandes sur 9
Les régiments wallons de chasseurs à pied des 5e DI et 10e DI ont tous et toujours tenu fermement le front qu’ils avaient reçu l’ordre de défendre de même évidemment que les deux Divisions ardennaises qui ont été citées plusieurs fois à l’ordre du jour de l’armée : les 1er et 3e Chasseurs ardennais ont même obtenu une lourde victoire le 27 mai contre les Allemands à Vinkt. Les régiments de la 8e DI (13e – cité à l’Ordre du Jour de l’armée le 26 mai – les 21e et 19e), ont tenu solidement la Lys du 23 au 26 mai. Même éreintée par les combats, largement affectée par les morts, les blessés et les captures notamment du 26 mai, durant le franchissement de la Lys, et alors qu’elle était déjà usée par sa retraite de 90 km depuis Namur, la 8e DI a continué à se battre pour ne vraiment fléchir qu’aux dernières heures du 27 mai. La 3e DI, fortement éprouvée par sa retraite depuis Liège et par les combats terribles au nord dc Courtrai le long de la Lys, parvient encore à former des dizaines de groupes de combat (de 1500 à 2000 hommes), qui seront incorporés à des divisions en ligne. La 15e DI, pourtant division de deuxième réserve (donc mal équipée), se bat bien mieux que certaines divisions d’active ou de première réserve. Certaines de ces divisions continueront à combattre même après l’heure fixée pour la capitulation sans condition par le général allemand le 28 mai à 4h. du matin. Il est bien sûr inutile de rappeler la combativité des 1ère et 2e Divisions de Chasseurs ardennais. On a donc huit divisions wallonnes sur 8 qui ont fait front aux Allemands jusqu’au bout :
3e DI+5e DI+8eDI+10e DI+15eDI+17eDI+1èreCha+2eCha Huit divisions wallonnes sur huit [Cha = Chasseurs ardennais]
Rappelons que la 18e DI, la 7e DI et la 6e DI ont deux régiments flamands sur 3. Les comportements de leurs 6 régiments flamands mais aussi de plusieurs des 3 régiments wallons sont considérés comme moyens par Eric Simon (article à paraître en mars)
Luc Devos pense qu’il faut invoquer la question de la langue (à côté d’autres déficiences comme le ravitaillement, le camouflage, la dotation en munitions), pour certains régiments un peu déficients de la 7e DI : « Les gradés étaient principalement d’origine francophone, tandis que la majorité de la troupe était néerlandophone. Les contacts n’en étaient donc pas facilités, mauvaise compréhension, et interprétation erronée faisaient partie du quotidien. »25
Il y a eu aussi l’idée – typique de la politique de neutralité – que l’armée belge ne faisait pas la guerre comme les Alliés, mais uniquement pour défendre son territoire et rien d’autre, ce qui est une exacerbation des sentiments d’Albert Ier en 1914. Jean Stengers estime avec beaucoup d’autres que les Alliés français et anglais n’ont pas été clairement et préalablement mis au courant de la capitulation du 28 mai. Elle a bien failli hypothéquer le rembarquement des Alliés à Dunkerque auquel Henri Bernard aurait voulu voir les troupes belges participer (mais l’armée belge en Angleterre aurait été à 70% wallonne ?). L’argument selon lequel une résistance de l’armée belge aurait nui aux réfugiés encombrant l’arrière du front est contredit par Henri Bernard. Il estime que la mobilité des unités de l’armée à l’arrière du front n’a pas été vraiment entravée par la présence de ces réfugiés. Après la percée allemande de part et d’autre de Courtrai, réalisée le 24 mai au soir, on a vu monter en ligne, dans les trois jours qui restaient, un grand nombre de Divisions de l’arrière et traverser avec rapidité ce territoire prétendument encombré. Soit de 70 à 100.000 hommes : la 10e DI, la 9e DI (certes proches de Courtrai), la 2e Division de Cavalerie (venant de la Flandre zélandaise), la 15e DI (venue du littoral), une partie de la 6e DI (venue du canal de la dérivation) et enfin la 60e DI française qui traversa toute la Flandre occidentale le long du littoral du 27 mai au 28 mai. Enfin, Hitler avait interdit le bombardement des villes flamandes.
Les causes des redditions et faiblesses flamandes
Autant de très nombreux officiers et soldats wallons ne pouvaient que s’indigner des redditions ou de la mollesse des combattants flamands, autant nous devons tenter de comprendre – sans juger – les raisons des comportements flamands. Mais il faut à la fois comprendre les raisons des comportements flamands et … les raisons pour lesquelles les Wallons ne pouvaient pas les comprendre. C’est la seule façon d’être vraiment autocritique.
Certes, comme Eric Simon l’écrit, la 14e DI a été mal employée, la 13e DI était épuisée (lors de son écroulement), par une marche forcée depuis Anvers. Mais des divisions wallonnes ont été soumises aux mêmes efforts et à des aléas analogues. Pour expliquer les raisons des comportements flamands, par contraste avec la vaillance de la plupart des divisions wallonnes, il faut évoquer la mémoire de 1914. Il faut le faire tant en ce qui concerne les combats sur l’Yser que les atrocités allemandes d’août 1914 qui ont durement et principalement frappé les habitants de la Wallonie, les plongeant dans l’horreur, même si les Wallons n’étaient pas alors visés en tant que tels (contrairement aux bombardements allemands de 1940 qui ne visèrent que les villes wallonnes, selon l’ordre exprès d’Hitler, mais les soldats n’en eurent sans doute que peu ou pas connaissance). On pourrait dire que les Wallons ont gardé la mémoire de l’Yser et des massacres d’août 1914, ce qui ne les dispose pas bien à l’égard des Allemands et les stimule à la Résistance. Les Flamands ont moins de souvenirs atroces de 1914 et par ailleurs, la mémoire de la guerre est chez eux la mémoire d’un mépris de leur langue par l’autorité militaire, le souvenir des tristes conditions de vie du soldat, ce qui lie le tout à la montée d’un nationalisme flamand au départ démocrate et émancipateur. Certes, le pacifisme et la condamnation de la guerre existent aussi côté wallon. Mais il ne contredit pas nécessairement le patriotisme et cela sera encore plus vrai en mai 1940. D’autant que l’idéologie qui se déploie derrière l’armée allemande n’est pas ignorée de tous.
Georges Hautecler, l’auteur du seul article sur cette question que nous ayons pu trouver, met l’accent de manière progressiste et sociale sur la dureté du régime des soldats mobilisés en 1940, ainsi que des sous-officiers, mal payés, dont les ménages ne bénéficient que d’indemnités dérisoires. Alors que les officiers réservistes sont payés comme leurs homologues de l’active. Il insiste aussi sur la propagande allemande qui a travaillé selon lui la 4e DI et la 9e DI. Mis en face du chiffre donné par G.Hautecler de « plus de 25.000 soldats flamands s’étant rendus », Richard Boijen dans De taalwetgeving in het belgische leger met en cause : la Dynastie, la direction de l’armée, le Parti libéral et le mouvement wallon qui ont tout fait pour freiner la flamandisation de l’appareil militaire.26
On peut accepter l’explication de Richard Boijen, mais il faut admettre aussi que les soldats et officiers wallons, qui ont pu percevoir ces redditions, n’y ont pas compris grand-chose. Il leur est plus que probablement apparu qu’un combat linguistique ne pouvait interférer dans la résistance à un agresseur comme l’Allemagne, tant celle de 1914 que celle de 1940, même compte non tenu des atrocités connues de 1914 et de celles qui se révéleraient après 1940, mais dont beaucoup n’ignoraient quand même pas la possibilité : ce régime raciste était connu. IL ya plus : l’Allemagne impériale ou hitlérienne, par ses deux agressions injustifiables contre la Belgique, ne pouvait-elle apparaître, aux yeux des Wallons de 1940 (mais aussi des Flamands ?), comme coupable d’atteintes aux droits de l’homme et des peuples infiniment plus graves que les vexations linguistiques ? Certes, ces vexations, le peuple flamand y lisait, liée à l’humiliation nationale, l’humiliation des dominés, en général, alors que, en Wallonie, la condition de dominés (d’ouvriers, de paysans ou de soldats selon la formule célèbre), était perçue non à travers le prisme nationaliste, mais à travers l’analyse sociale ou socialiste en général. Ajoutons à cela que l’unilinguisme voté en 1921 par la Flandre ou la flamandisation de l’armée en 1938 s’imposèrent à la faveur de la majorité numérique détenue par les Flamands au Parlement national belge. On ne le dit jamais assez : le fait que les Flamands aient choisi de défendre leur langue propre était sans doute légitime, mais était aussi une manière d’imposer aux Wallons, encore mal francisés, la connaissance, au-delà du français, qu’ils commençaient à peine à pratiquer, du wallon, dont ils usaient encore largement, d’une langue, le flamand ou le néerlandais, dont on ne savait pas qu’elle allait être au programme national, dont on ne voyait pas pourquoi elle devait y figurer. De plus cette langue fut imposée sans le consentement wallon (1921, 1938, 1962). Le prix payé par les Wallons à cet égard ne cesse de grossir, pour des injustices qu’ils n’ont pas commises ou dont on peut relativiser la gravité.
Les Wallons – et pas seulement les cadres comme on le dit souvent – ont pu anticiper sur les conséquences de cette obligation et s’en irriter comme d’une vexation inutile, s’en effrayer aussi. Même si c’est la bourgeoisie qui imposa le français comme seule langue officielle en 1830, on peut estimer que le choix de cette langue faisait partie d’un contrat national implicite que les votes – Flamands contre Wallons – de 1921 (unilinguisme en Flandre), et de 1938 (flamandisation de l’armée), venaient déchirer. Les Wallons étaient à l’époque (le demeurent ?), des « nationalistes belges » (au sens neutre du mot « nationalisme »), par conséquent dans l’attente logique que se maintienne une langue commune (qui n’était pas leur langue à tous loin de là en 1830 et même longtemps après), pour se parler au sein d’un même pays.
Ce « nationalisme belge » des Wallons peut expliquer que les visites du roi aux armées avant 1940, même dans les régions très à gauche comme la région liégeoise, n’aient pas créé d’incidents, alors qu’ils n’en alla pas de même lors de la visite à certaines unités flamandes comme, précisément, la 4e DI. Face à l’Allemagne hitlérienne, et malgré la politique de neutralité, en raison de tous les souvenirs de 1914 (atrocités et Yser), il nous semble juste de dire que la Wallonie voulait résister, ce que prouve d’ailleurs ensuite sa participation majoritaire à la Résistance militaire et intellectuelle (la presse clandestine). Nous n’admettons pas bien le doute de Francis Balace sur la volonté de se battre en Belgique en général, doute qu’il émet souvent. Ou même l’idée (qui vient du général Michiels), que les Wallons se battirent « pour l’honneur ». Cela, c’est une idée de militaire de carrière. Les soldats wallons sur la Lys se battirent parce qu’ils avaient l’espoir ou la rage d’arrêter les Allemands. Tout ce que nous venons de rappeler et la conduite des régiments wallons en mai 1940 prouve bien la volonté de résistance de la population en Wallonie, comme l’enthousiasme au moment de l’entrée des armées françaises les 10 et 11 mai.
Ce qui est grave, c’est le peu de cas que Léopold III a fait de cette volonté de résistance en capitulant à la fois militairement, le 28 mai 1940 – décision hâtive – et politiquement ensuite durant les années d’occupation.
La fausse leçon du passé figé
Nous ne savons si l’histoire « donne des leçons », mais il y a au moins une fausse leçon que donne la perception du passé, figé, par essence, c’est l’idée d’un déterminisme absolu de l’histoire, le sentiment que les choses qui se sont produites ne pouvaient se dérouler autrement et que l’avenir est à considérer également comme écrit d’avance.
L’intérêt de l’article d’Eric Simon qui précède celui-ci est de venir briser une des premières lignes de défense des apologètes du chef de l’armée belge, Léopold III. On prétend qu’il aurait vu clair dès avant même la guerre et en tout cas avec le franchissement de la Meuse par les blindés allemands à Dinant et Sedan les 13 et 14 mai. A-t-il vu clair ou n’était-il que sceptique et défaitiste comme son père ? Les prévisions qu’il faisait n’étaient-elles pas réalisées aussi en fonction de la volonté de s’exposer le moins possible à la nécessité d’une résistance en général, et d’une résistance à Hitler en particulier, ce qu’illustre évidemment la politique de neutralité qu’il avait choisie en 1936 ?
Eric Simon va même plus loin et s’étonne que, en mai 1940, l’armée belge n’ait pas pris l’initiative de contre-attaques sur le flanc allemand des divisions se ruant vers la France. D’autant plus que la doctrine belge, élaborée par le général Nuyten, lui prescrivait d’opérer ces contre-attaques en cas de supériorité numérique sur l’adversaire, ce qui a été le cas durant plusieurs jours du mois de mai27. Il y a là sans doute une volonté de ne pas mécontenter l’Allemagne qu’on retrouve lors de la capitulation ou lors du placement de ces pancartes par des officiers de l’Etat-Major, le 27 mai à la frontière franco-belge, derrière l’Yser, ICI BELGIQUE, dans l’espoir d’éviter une charge de blindés allemands, soulignant que la « Belgique » n’était pas indissolublement jointe aux alliés28.
Plus grave que la divergence entre Wallons et Flamands
Il y a plus que le contraste entre le manque de combativité des régiments flamands et la vaillance des régiments wallons, c’est le fait que l’état d’esprit des soldats wallons était vraiment antithétique du pessimisme et du défaitisme de l’Etat-Major de l’armée et du roi, son commandant en chef. Déjà en 1914, le roi Albert Ier ne fit pas la guerre dans le même état d’esprit que l’opinion publique. Car il estimait qu’il ne devait se battre que par respect des engagements internationaux et non par ce réflexe patriotique qui est le fait des gueux selon Péguy (« Depuis les cités grecques et même avant, les Cités sont défendues par les gueux et livrées par les riches, car les riches n’ont que des biens temporels à perdre tandis que les gueux ont à perdre ce bien : l’amour de la patrie. »). C’est ici qu’il faut rappeler la citation en exergue de Robert Devleeshouwer.29
Le désaccord profond entre le roi et le gouvernement à Wijnendaele en découle. Il est possible que les ministres se faisaient des illusions sur la capacité de résistance de la France, mais on se fait parfois aussi des « illusions » (le mot est-il même bien choisi ?), par volonté de résister et de combattre. Cette volonté existait chez les soldats wallons. On peut comprendre qu’une majorité des soldats flamands ne la partageaient pas ou moins, mais ce n’était pas nécessairement pour les mêmes raisons que celles du roi…
Si le monde populaire en Flandre n’avait guère de sympathie pour une résistance de l’armée (la reddition de Gand le montre), pour des raisons directement pacifistes, sociales et flamandes, la réticence du roi à résister à l’hitlérisme et à l’Allemagne relevait de l’inquiétude pour son pouvoir. Les raisons avancées de type humanitaires (ménager les soldats, songer aux réfugiés qui pouvaient pâtir des combats), ou militaires (l’armée allait se disloquer), cachent le fait que le roi poursuivait une politique de neutralité liée à son maintien au pouvoir. On le voit bien aussi au fait qu’il ait eu si peur que la conduite contrastée des régiments flamands et wallons n’entraîne les Allemands à une politique favorable à un séparatisme qui l’aurait exclu.
Ce sont des raisons différentes qui ont poussé les Wallons à accepter l’autorité des cadres de l’armée et les Flamands à la rejeter peu ou prou. Mais derrière cela, il est absurde de considérer que les Wallons pouvaient se trouver mieux que les Flamands d’une armée demeurée d’esprit francophone. Parce que la flamandisation de l’armée entraînait aussi sa wallonisation et ne présentait aucun avantage pour les soldats wallons. Chantal Kesteloot estime absurdement que les Flamands ont bâti leur identité sur des souvenirs de dominés, et les Wallons sur des souvenirs de dominants.
C’est faux. Les Wallons ont pu éprouver en 1921 et 1938 la rupture d’un contrat national. En mai 1940, ils ont été vaincus dans des circonstances rendues plus pénibles encore parce qu’ils pensaient pouvoir compter sur un partenaire flamand qui démontra de graves défaillances face à la plus terrible expérience de l’humanité qu’est la guerre, surtout quand, après l’angoisse et la peur, on est du côté des vaincus et par quel barbare ennemi ! Et quand les quolibets des camarades de combats flamands, même officiers, en rajoutent à une défaite humiliante (voir plus loin le témoignage d’André Delplanque).
Les cris séparatistes du Congrès National Wallon d’octobre 1945 n’expriment pas la joie honteuse de vainqueurs ni la revanche de dominants. Ils expriment la détresse de ceux qui au pire moment de la vie d’une Nation s’aperçoivent qu’elle n’existe plus parce que ceux sur qui ils croyaient pouvoir compter s’esquivent. On s’interroge sur les traces que laisse encore aujourd’hui en France la défaite de juin sans voir que les Wallons – en tout cas eux – ont bu à la même coupe de l’humiliation, de la peur et de la trahison (celle du roi, celle des Flamands, car elle fut perçue comme cela). Il y eut cette amertume de ne pas pouvoir partager l’épreuve de la défaite avec une partie des Flamand. A tout cela s’ajoutera une Résistance menée par le petit peuple de Wallonie encore une fois en contradiction avec le roi des Belges et les dominants de ce pays. Qui fut une autre rupture du contrat national. Et le maintien des prisonniers de guerre en Allemagne, la libération des Flamands, nouveau sentiment de trahison en défaveur de singuliers « dominants », étrangers par leur classe à la bourgeoise francophone flamande et bilingue.
Refoulement, autocensure et mensonges : dire la vérité, toute la vérité
Tant la rupture de 1921 et de 1938 (l’imposition du néerlandais comme langue nationale), que la rupture de mai 1940 – l’opposition dans la conduite face à l’ennemi des régiments flamands et wallons – font partie d’un refoulé de l’histoire. Hannah Arendt a dit à juste titre qu’un « événement qui n’est pas raconté n’a pas eu lieu ». La rupture avec Léopold III est plus éclatante, elle n’a pas été oubliée, mais, d’une part, elle est sans cesse contrariée par les thuriféraires omniprésents de la Dynastie et, par ailleurs, l’une de ses sources en est largement ignorée : l’étrange campagne des dix-huit jours.
L’histoire, comme toute science, est la recherche des causes des phénomènes. Quand ces causes nous échappent, nous ne comprenons plus le passé ni le présent ni l’avenir. Ulcérés par le retour du roi en 1950, les Wallons parvinrent à le chasser en reprenant les armes morales et matérielles de mai 1940 et de la résistance. Mais les Flamands furent à leur tour ulcérés de voir leur majorité contredite par un peuple insurgé, dont ils assimilèrent la victoire à celle de la bourgeoisie francophone, étrangement.
En ce sens, les grèves de 1960-1961, qui reproduisent à certains égards, mais pour d’autres motifs, le schéma de l’insurrection de juillet 1950, parce qu’elles furent réprimées et n’aboutirent pas vraiment, peuvent être considérées comme la revanche de la Flandre sur 1950. C’est après 1961 que celle-ci va parfaire ses conquêtes linguistiques et à nouveau en les imposant (vote des lois de 1962, Flamands contre Wallons, annexion des Fourons, Walen Buiten de 1968). La logique que la Flandre va imprimer à ce combat va peu à peu inciter ses adversaires à faire prévaloir sur les revendications économiques et sociales de la Wallonie, une solidarité francophone mal définie et qui semble avoir la préséance sur l’affirmation wallonne.
Si un nationalisme belge mal assumé et mal dépassé a fini par éteindre en nous la mémoire de ce que François Simon nomma à la tribune du Congrès National wallon de 1945 « [les] choses effroyables que nous avons vécues en 1940 [...] [les] trahisons de la Lys et du Canal Albert », c’est parce que nous n’arrivons pas à nous assumer et que la propagande belge nous y aide. Mais pas seulement. Il y a aussi l’autocensure. J’avoue que ce qu’il reste en moi de nationalisme belge a longtemps hésité à parler de la contradiction entre les régiments flamands et wallons de mai 1940, alors que, tout bien réfléchi, croire que faire le silence sur cela c’est ménager les Flamands est faux.
On ne bâtit rien sur les refoulements et les mensonges. Ne substituons pas au mensonge belge un mensonge francophone accroché à une solidarité qui n’est pas assez définie. Il n’y aura de Wallonie ouverte et réconciliée avec elle-même et avec Bruxelles et la Flandre que si nous nous disons la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C’est ce que j’ai essayé de faire ici même pourtant en rappelant une vérité déplaisante : le fait que les troupes flamandes de mai 1940 ont, non pas toutes certes, mais en grand nombre, et majoritairement, sans savoir ce qu’elles provoquaient chez l’autre peuple, en estimant que ni la Guerre, ni la Belgique n’en valaient la peine, laissé tomber leurs compatriotes wallons face à la Mort, face à Hitler.
« Un événement qui n’est pas raconté n’a pas eu lieu. » Il n’était pas trop tard d’essayer qu’il le soit. Souvent, pour les questions de langue, pour leurs difficultés sociales, pour le fait qu’on ait passé outre à leur avis en 1950 et maintenant parce que nous sommes en difficulté économique, les Flamands nous reprochent nos « injustices », voire même, comme, récemment, un éditorialiste flamand dans Le Soir, nous reprochent de « ne pas connaître leur histoire ». Il y a trop de gens qui considèrent comme acquis le fait que la domination du français en Belgique a été purement et seulement une « injustice ». Il y a trop de gens qui, encore plus absurdement, considèrent que ce sont les Wallons qui l’ont commise. Ecoutez les raisonneurs : pour eux tout cela serait acquis. Cela ne l’est pas !Tant de Wallons croient juste de leur emboîter le pas ! Ils ne savent rien des vraies et claires raisons pour lesquelles les Wallons n’ont pas à se culpabiliser. Ni de ne pas connaître le néerlandais. Ni de subir des difficultés économiques. Ni d’avoir été les principaux « injustes » vis-à-vis des Flamands. Ils ne voient pas que c’est se comporter de manière coupable, comme des vaincus, de n’admettre que les raisons des autres et donc leur pouvoir à la manière pétainiste de juin 1940. Se réconcilier, n’est pas se soumettre, mais se confronter. Cela manque aux Wallons comme aux Flamands. Le 28 mai 1940 (défection des régiments flamands), et le 31 juillet 1950 (tentative de formation d’un gouvernement wallon au cœur de l’émeute), la crise nationale belge se lit bien en deux moments paroxystiques.
Il faudra se serrer la main, mais après une vraie explication.
1. Comme le montre le livre de Ludo De Witte, L’assassinat de Lumumba, Karthala, Paris, 2000.
2. Jean Duvieusart, La question royale, crise et dénouement, Bruxelles, 1975.
3. Léopold III, Pour l’histoire, Racines, Bruxelles, 2001.
4. Le gouvernement provisoire wallon de 1950
5. José Fontaine, Le gouvernement wallon de 1950, in La Cité, mai 1979, Toen Wallonië bijna een Republiek was, in De Morgen, juin 1980, in La Cité, juillet 1990, sous ce même titre dans Les faces cachées de la monarchie belge, TOUDI n° 5, Contradictions n° 65-66, Quenast-Walhain, 1991et l’article Gouvernement wallon de 1950 in l’Encyclopédie du mouvement wallon, Institut Destrée, Namur, 2000, pp. 740-742.
6. Velaers et Van Goethem, Leopold III. Het Land. De Koning, De Oorlog, Lannoo-Tielt, 1994.
7. Philippe Destatte, Ceux-ci se sont battus vaillamment in Les combattants de 40. Hommage de la Wallonie aux Prisonniers de Guerre, Institut Destrée, Namur 1995, pp.9-16, L’identité wallonne, Institut Destrée, Namur 1997, pp. 193-195.
8. Jean Stengers dans Léopold III et le Gouvernement, Duculot, Gembloux, 1980 le souligne fortement, voyez pp.30-31. Il cite le Général Van Overstraeten, Dans l’étau, Paris, Paris, 1960, p.351. Nous reviendrons à plusieurs reprises sur cette appréciation. Livre Blanc publié par le Secrétariat du roi, Bruxelles, 1946 p.144.
9. Jean Van Welkenhuyzen, Quand les chemins se séparent, Duculot Gembloux, 1988, 2e Partie La Vérité Inverse, note 40, p. 395. Il conteste que ce soit des « régiments entiers » comme on le dit en 1940 (voir infra), et parle de batillons. Mais les bataillons constituent des régiments, les régiments des divisions etc.
10. Richard Boijen, De taalwetgeving in het Belgische Leger, Musée royal de l’armée, Bruxelles, 1992. Il estime, p.316 que les lois linguistiques ont toujours été votées à une large majorité par la Chambre et que la différence entre votes wallons et flamands atteint rarement plus que 10% alors que le vote de l’unilinguisme flamand en 1921 comme les lois linguistqiues de 1962 ont, au contraire, votées par une majorité de parlementaires flamands contre pratiquement tous les députés wallons.
11. John Horn, Alan Kramer, 1914, atrocités allemandes, Tallandier, Paris, 2005. Les auteurs donnent un relevé précis de ces atrocités et en particulier celles commises en Wallonie du 5 août au 5 septembre pp. 477-484, calculs qu’il faut corriger par les remarques des auteurs p.96, plusieurs incidents de meurtres de civils ou de destruction de leurs maisons pouvant être plus isolés.
12. Des renseignements à ce sujet peuvent être trouvés dans plusieurs ouvrages comme ceux de Raoul van Overstraeten (sur lesquels nous reviendrons), Henri Bernard, Jean Van Welkenhuyzen, Léopold III, Peter Taghon, Philippe Destatte etc. Mais plus précisément sur l’ordre de bataille de l’armée belge et l’appartenance linguistique des régiments, nous avons consulté Histoire de l’armée belge de 1830 à nos jours, Centre de documentation historique des forces armées, Bruxelles, 198, Tome II De 1920 à nos jours. On y découvre en particulier l’ordre de bataille, p.61, et l’appartenance linguistique de 21 des 60 régiments regroupés dans les 20 Divisions d’infanterie – DI -) p.61, régiments d’active ou de première réserve. Nous avons consulté aussi André L’Hoist La guerre 1940 et le rôle de l’armée belge, Ignis, Bruxelles, 1940, qui donne un aperçu de l’appartenance linguistique des 6 DI d’actives (de 1à 6), des 6 DI de première réserve (de 7 à 12), et des deux divisions de Chasseurs ardennais, soit 42 des 60 régiments d’active. Francis Balace dans Quelle armée pour la Belgique ? in Jours de guerre, ajoute des éléments comme la composition des divisions mixtes (comptant 2 régiments flamands et 1 régiment wallon), telles la 6e DI, la 7e DI et la 18e DI (où les trois régiments de carabiniers sont des régiments wallons). Il fait aussi des remarques sur certains problèmes linguistiques comme ceux du 15e de Ligne ou du 23e de ligne, la conduite honorable des régiments flamands d’artillerie etc. Ces renseignements accumulés sont regroupés aussi par Luc A.Lecleir, L’infanterie, filiations et traditions, Bruxelles, 1973, qui indique l’origine des régiments versés dans les DI en 1940. Nous avons aussi pu vérifier ces informations auprès de l’historien Eric Simon que nous citons dans cet article et qui en signe un autre dans cette revue.
13. Ces positions sont décrites dans plusieurs ouvrages. Celui d’Oscar Michiels (Chef de l’Etat Major Général en mai 1940), 18 jours de guerre en Belgique, Berger-Levrault, Paris 1947, décrit pp. 17-46 diverses positions de l’armée belge avant 1940 et en fin de compte (pp. 40-46) les positions de l’ensemble des troupes de l’armée belge le 9 mai au soir (croquis p. 41). De Fabriebeckers décrit ces positions dans La campagne de l’armée belge en 1940, pp. 70 et suivantes (avec des cartes et schémas à la fin du volume). De même qu’Henri Bernard, Panorama d’une défaite, Duculot, Gembloux, 1984, ouvrage abondamment cité dans l’article sur la bataille de la Lys que nous avons publié dans le numéro précédent de la revue. Enfin Eric Simon dans Coup d’œil sur la campagne de l’ouest (Partie III), évalue Le rapport des forces entre la Heer et l’Armée belge en mai 1940 (la « Heer » est l’armée de terre allemande) dans le Bulettin d’information du Centre Liégeois d’Histoire et d’Archéologie Militaire, Octobre-Dcémebre 2005, Tome IX, fascicule 8, pp. 25-44.
14. Un site internet consacré au 2e Régiment de Grenadiers (7e DI) : http://home.tiscali.be/mertense/gm2.htm, André Vandersande, Les carabiniers au cœur du combat, Collet, Bruxelles, 1985, P.Joseph Schaumans, Oorlogsbevelnissen. De eerste meidagen 1940 – Bruggehoodfd Velwezelt, Itterbeek, 1995 (ce livre est écrit par un sous-officier du 18e régiment de ligne).
15. On lira aussi les réflexions d’Henri Bernard (op.cit.), de de Fabriebeckers (op.cit.), de Philippe Destatte (op.cit.) et les réflexions de Lucien Champion, La guerre du sanglier, Coillet, Bruxelles, 1990, pp.34-35.
16. Luc Devos, La Belgique et la Deuxième Guerre Mondiale, Racine, Bruxelles, 2004, p.79.
17. Luc Devos, ibidem, p.80. Pour ces événements, voir aussi Oscar Michiels, Henri Bernard et Paul Berben et Bernard Isselin, Les panzers passent la Meuse, Laffont, Paris, 1967.
18. Eric Simon ne donne pas de chiffres sur le nombre de soldats qui se rendent mais les considèrent comme appartenant au 33e et 34e de Ligne (13e DI). Le Général Van Overstraten estime que ces deux régiments sont responsables du franchissemnt du canal de Terneuzen par l’ennemi le 23 mai, voir Dans l’étau, Plon, Paris, 1960, p.307 (il ne cite pas le numéro de la division mais par recoupement on peut comprendre qu’il s’agit de la 13e DI). La 13e DI n’est plus signalée par Oscar Michiels (op.cit.), comme participant aux combats.
19. On peut consulter, outre Oscar Michiels (op. cit. p.149), Henri Bernard (op.cit.) Peter Taghon, La reddition de Gand, légende et vérité in Jours de Guerre, n°2, 1991, pp. 115-123 et (ouvrage non consulté) Peter Taghon Gent, mei 1940, Historica, Gand, 1986.
20. Outre Henri Bernard, on doit citer ici le général van Overstraten dans Léopold III prisonnier, Didier-Hattier, Bruxelles, 1986, p. 27 qui accuse non seulement le 15e de Ligne mais aussi le 7e et le 11e de Ligne de la 4e Division.
21. Le Colonel BEM, A. Massart, Historique du 13e de Ligne, Centre de documentation historique des forces armées, Bruxelles, 1982, signale (p.118), la reddition de la 5e Compagnie du 16e de Ligne sur le flanc droit du 13e de Ligne.
22. Général Emile Wanty, Le milieu militaire belge de 1914 à nos jours, Tome II, Musée royal de l’armée et de l’histoire militaire, Bruxelles, 1999, p.255.
23. F.Balace, Fors l’honneur. Ombres et clartés sur la capitulation belge, in Jours de Guerre, t. 4, Jours de défaite, II, pp. 23-24, Crédit Communal, Bruxelles, 1991.
24. Hervé Hasquin, Historiographie et politique en Belgique, Editions de l’ULB et IJD, Bruxelles-Charleroi, 1996, p.203, note 46. Van Welkenhuyzen, op. cit. Duculot, Gembloux, 1988, p.131
25. Luc Devos, op. cit., p. 51.
26. Richard Boijen, De taalwetgeving in het belgische leger, op. cit.
27. Eric Simon, Coup d’œil sur la campagne de l’ouest (Partie III), Le rapport des forces entre la Heer et l’Armée belge en mai 1940, op. cit., p.38
28. C’est ainsi qu’Henri Bernard interprète cet étrange comportement.
29. Robert Devlesshouwer, a écrit : « En 1830, les forces politiques qui font la Belgique n’imposeront sa survie qu’à la condition que l’Europe y consente. Et les puissances finissent par y consentir, à condition que la Belgique soit à nouveau aliénée en partie. Avant son indépendance, elle (si elle était destinée à être) est aliénée par sa soumission à des pouvoirs étrangers qui la gouvernent. Après, elle n’existe que dans la mesure où elle est dépossédée de ses initiatives extérieures. C’est à cette composante négative de son existence qu’Albert Ier (lors de la première guerre mondiale) et Léopold III (lors de la seconde) répondent quand ils s’en tiennent strictement à l’idée que les devoirs de la Belgique l’obligent non à se survivre comme telle, mais à s’acquitter de ses devoirs envers ses garants, devoirs considérés comme limités à la défense militaire de son territoire, dans le sens le plus étroit du terme. Il faut d’ailleurs noter que dans les deux cas, cette interprétation limitée de l’indépendance nationale ne concordait pas avec les réactions d’une partie importante de l’opinion publique. » Quelques questions sur l’histoire de Belgique, in Critique Politique n° 2, Bruxelles, 1979, pages 5-38, p. 24.
Une publication du Centre d’études wallonnes et de République
La campagne des 18 jours
source wikipedia

La campagne des 18 jours débuta le 10 mai 1940 avec l’invasion de la Belgique par les troupes allemandes. Elle aboutit à la capitulation du 28 mai 1940.

Les six premiers jours de la campagne : les panzers passent la Meuse
Campagne des 18 jours
Date 10 – 28 mai 1940
Lieu Belgique
Issue Victoire allemande
Belligérants
Reich allemand
Royaume de Belgique
République française
Royaume-Uni
Pays-Bas
Commandants
Fedor von Bock
Léopold III
La prise d’Ében-Émael et la Résistance des Chasseurs ardennais
En mai 1940, le conflit entre la France et l’Angleterre contre l’Allemagne dure depuis septembre 1939. L’écrasement de la Pologne par l’Allemagne, consommée dès octobre 1939, a entraîné l’alliance du Commonwealth britannique avec l’Empire français. Ces deux puissances engagées dans la campagne de Norvège font de cette guerre ce que l’on appelle déjà la Deuxième Guerre mondiale, alors que, le 9 mai 1940, le Danemark est occupé par l’Allemagne.
Depuis 1936, la Belgique, restée neutre, a profité de sa situation de non-belligérance pour bâtir une défense militaire aussi forte que possible contre l’Allemagne dont on appréhende l’attaque.
La 10 mai 1940, au moment de l’attaque allemande, la Belgique est parvenue à mobiliser un total de 17% de la population masculine de 18 à 40 ans, soit 8% de la population totale du pays. Il s’agit de pourcentages supérieurs à ceux des mobilisations de la France et de l’Angleterre. L’armée belge compte alors 650 000 mobilisés sur pied de guerre depuis septembre 1939 auxquels doivent s’ajouter 50 000 miliciens (conscrits) de la classe de 1940 plus les 40 000 espérés pour 1941 et plus de 200 000 jeunes de 16 à 20 ans dont les sursitaires pour 1939 et 1940 ainsi que 89 000 sursitaires et ajournés des années précédant 1939. Mais la précipitation des événements militaires qui allaient se produire à partir du 10 permit seulement de concrétiser une partie de cette levée en masse dont plusieurs dizaines de milliers de recrues sont envoyées en France avec l’accord du gouvernement de ce pays.
En plus 10 000 gendarmes sur pied militaire viennent s’ajouter aux mobilisés effectifs. En fait, un peu moins de 700 000 hommes sont répartis le long d’un grand arc de cercle qui s’étend de l’Escaut à l’Ardenne sur 500 kilomètres. L’armée belge se compose alors de :
• 6 divisions actives d’infanterie,
• 6 divisions d’infanterie de première réserve,
• 6 divisions d’infanterie de deuxième réserve,
• 2 divisions de Chasseurs ardennais, dont une division motorisée,
• 2 divisions de cavalerie motorisée,
• 5 régiments d’artillerie d’armée,
• 1 brigade de cyclistes frontière,
• 1 brigade de cavalerie portée,
• 2 régiments légers de gendarmerie,
• 3 régiments d’aéronautique,
• 2 régiments de défense terrestre contre avions,
plus les formations de troupes des services d’armée, des services territoriaux et des civils au service de la défense (fonctionnaires du ministère de la Défense nationale, personnel infirmier réquisitionné mais non mobilisé, policiers chargés du maintien de l’ordre à l’arrière).
Au début de ce qui sera la campagne des 18 jours de l’armée belge, se produisent deux faits contrastés qui relèvent des surprises de la guerre. Tout d’abord, le Fort d’Ében-Émael, réputé imprenable est pris le 11 mai, après 24 heures de résistance, grâce à l’emploi de charges creuses utilisées par des parachutistes déposés sur la superstructure du fort par des planeurs remorqués par avion depuis l’Allemagne. La nouvelle de la chute du fort porte un coup terrible au moral de l’armée belge.
À l’autre extrémité du pays, la division des Chasseurs Ardennais manifeste une combativité qui surprend les Allemands. Les Chasseurs ont été créés seulement depuis quelques années par conversion du 10e régiment de ligne considéré comme une des meilleures troupes de l’armée belge, déjà en 1830 et, surtout en 1914-18.
Surprenante résistance : Bodange, Martelange, Léglise, Witry, Chabrehez, Bastogne.
Le 10 mai, dans la nuit, sur la base de renseignements venus des attachés militaires belges et hollandais à Berlin, on sait que l’Allemagne va attaquer les Pays-Bas et la Belgique. L’alerte est donnée. Dans le Luxembourg belge, des mouvements inquiétants à la frontière et au Grand-Duché de Luxembourg confirment le bien fondé de l’état d’alerte. Aussi, le général Keyaerts, commandant en chef des Chasseurs ardennais, donne-t-il l’ordre de procéder, dans toute la province de Luxembourg, aux destructions prévues de longue date pour enrayer toute attaque. À 3 heures 45 du matin, les ponts sautent et les obstacles s’abattent sur les routes, complétant les chicanes construites en des points cruciaux du réseau de communication. En vertu d’une large délégation de pouvoirs qui donne aux Chasseurs ardennais la capacité d’entamer les opérations de la défense avancée de la province s’ils l’estiment nécessaire, le général n’a pas attendu l’ordre du grand quartier général belge. En plus de cette résistance, les Allemands doivent éliminer des barrages érigés par le génie belge, contourner des ponts détruits et construire des passerelles1. Un seul pont, celui de Butgenbach, près de Malmedy, échappe à la destruction à cause de citoyens belges d’origine allemande ralliés à l’Allemagne nazie qui guident un commando allemand qui parvient à désamorcer la charge explosive 2. L’offensive allemande débute alors que l’ambassadeur d’Allemagne à Bruxelles n’a même pas encore présenté l’ultimatum allemand au gouvernement belge.
Quand le jour se lève à Martelange, Chabrehez et Bodange, les Allemands tentent de passer sur des routes sinueuses à deux bandes de largeur parsemées de ponts sautés, d’épais murs et d’entonnoirs et environnées de champs de mines qui rendent dangereuses les tentatives de contournement des obstacles3. A la frontière belgo-luxembourgeoise, une petite compagnie de 50 chasseurs ardennais applique la consigne qui est de tenir la position à la condition de ne pas se laisser encercler. Les chasseurs s’opposent à des blindés précédés par une infanterie d’assaut. Ils résistent4, bloquant la masse des blindés qui accomplissent de ce côté la véritable offensive allemande visant le secteur de Sedan. Les canons des chars n’ont pas raison des massives fermes ardennaises et, pendant huit heures, le commandant Bricard et ses hommes résistent en appliquant la consigne en vertu de laquelle il était ordonné de résister tant qu’on ne recevait pas d’ordre de repli. Et cela même si le silence téléphonique pouvait faire craindre que les lignes soient coupées par l’ennemi. Cependant, les commandants locaux pouvaient prendre sur eux d’autoriser le repli de toute troupe qui se trouverait en risque majeur d’être faite prisonnière. Mais ce n’est qu’après la mort du commandant Bricard que les chasseurs rescapés de Bodange décrocheront pour rejoindre les lignes belges campées en deuxième échelon, au sortir des forêts. De fait, la 1re Division de chasseurs ardennais stationnait tout le long de la frontière, entre la Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg, avec des détachements d’artillerie étalés en deuxième échelon en avant de la Meuse. À Martelange, la résistance des Chasseurs sera commémorée, après la guerre, par un monument représentant un sanglier, l’emblème des Chasseurs Ardennais, en position d’attaque.
L’état major allemand, constatant la résistance, pour lui, inattendue, des Chasseurs ardennais, ainsi que les difficultés de franchissement du dédale ardennais parsemé d’embûches (ponts sautés, chicanes sur les routes, etc…) 5 décida d’improviser un raid sur les arrières belges, décision prise par Hermann Göring maréchal de la Luftwaffe dès le 10 mai6. Ce genre d’improvisation -dans le style qu’illustreront les commandos anglais- ne correspondant pas à l’esprit de planification rigoureuse de l’attaque du 10 mai 1940, il en résultera un manque de rigueur face aux imprévus qui empêchera l’opération de réussir à cent pour cent7. Cent avions légers Fieseler Storch sont rassemblés dans des brefs délais. Ce sont des appareils de liaison capables d’atterrir sur des terrains accidentés, comme des champs, mais non prévus pour des missions de transport de troupes en zone de combats. Ils transportent chacun deux combattants en plus du pilote. Il s’agit de prendre les Belges à revers. La manœuvre est baptisée Niwy du nom des localités prévues pour les atterrissages, Nives et Witry. Mais l’opération va échouer partiellement car les avions ne sont pas armés et ne peuvent affronter le feu ennemi.
Aussi, confrontés à des tirs belges venus du sol, plusieurs appareils se déroutent-ils par des manœuvres d’évitement à basse altitude. Il en résulte que plusieurs pilotes sont désorientés et que quelques avions s’écrasent au sol et brûlent en dehors des terrains prévus qui avaient été sélectionnés en étudiant les cartes belges d’état-major que les Allemands possédaient depuis l’avant-guerre. Les rescapés coupent des lignes téléphoniques et arraisonnent des voitures civiles dans le but de se déplacer vers Witry, comme prévu, à l’origine8. Surgissent alors des troupes belges de second échelon de la ligne de défense Libramont-Neufchâteau accompagnées de chars T-15. Les Allemands fuient vers Witry. C’est là qu’arrive une deuxième vague de Fieseler Storch grâce à laquelle les « commandos » allemands peuvent repousser une deuxième attaque belge. Mais le but originel du raid n’est pas atteint, n’ayant pu entraver les itinéraires par lequel les Belges allaient faire retraite. Les « commandos » allemands foncent alors vers Fauvillers pour y joindre les troupes de la Wehrmacht qui venaient de vaincre la résistance des Chasseurs Ardennais de Bodange.
Pendant ce temps, les Français venus du Sud pourront s’installer, les 10 et 11 mai, le long de la Meuse, en territoire belge. Mais ils ne pourront empêcher la traversée du fleuve les 11 et 12 mai. Dans le reste de la province du Luxembourg, les Chasseurs ardennais appliquent la tactique qui leur a été enseignée. Ainsi, dans le sud de la province, après avoir détruit les ponts et créé des obstacles de toutes sortes, ils avaient l’ordre de se retirer en effectuant des tirs de couverture, laissant la place à des unités françaises, en accord avec l’état-major français. À Chabrehez, la résistance ardennaise utilise les fermes et des fortins en béton tout comme à Bastogne où le caporal de réserve Cadi se fait tuer dans son fortin bien qu’un blindé léger des chasseurs soit parvenu à mettre hors de combat quatre chars allemands avec son canon de 74. Dans les autres parties du Luxembourg belge, les feux d’interdiction et les destructions préparées à l’avance retardent l’avance allemande dont les troupes ne pourront se regrouper devant Sedan que les 11 et 12 mai en vue de la percée décisive. Les blindés légers français, étant entrés en Ardenne belge, dès le 10 ont pu reculer en bon ordre, mais en perdant la moitié de leur effectif, devant des panzers supérieurs par le nombre et la qualité de leurs cuirasses.
Finalement, les Allemands ne pourront attaquer vers Sedan que le 12. La résistance des Chasseurs Ardennais et l’échec partiel de l’opération Niwy (Nives-Witry) avaient accordé un léger répit aux Français du général Huntziger du secteur de Sedan.
Les panzers passent la Meuse, la bataille de la Lys
La surprenante résistance de Bodange obligea les allemands, pour réduire cette poignée d’hommes, à mettre en ligne trois mille soldats appuyés par un groupe d’artillerie et cela durant huit heures de combat, alors que les 50 soldats ardennais ne disposaient ni d’armes antichars, ni de leur artillerie divisionnaire (motorisée) qui servait en fait d’appui à la 7e DI en place sur le Canal Albert9. Cette résistance inattendue entraîna un retard d’une journée dans l’application du plan allemand d’attaque des Français à Sedan. Ce n’est que les 12 mai que la Wehrmacht put réussir à pénétrer les défenses de l’armée française des Ardennes qui, pourtant, avait eu deux jours pour se préparer. Aussi, l’attaque des Allemands vers la Meuse (en direction de Sedan et Dinant) leur permettra, en raison de la défense médiocre des divisions françaises en Ardenne et sur la Meuse à Sedan et Dinant de couper les forces alliées en deux en parvenant à Abbeville, sur l’Atlantique, le 21 mai.
Pendant la percée victorieuse des Allemands à Sedan, sur le front belge, le fort d’Ében-Émael tombait après 24 heures à la suite d’une attaque de commandos déposés par des planeurs et utilisant un nouveau type d’explosif. Le sacrifice d’escadrilles belges et anglaises bombardant les ponts du canal Albert ne suffit pas à enrayer l’avance allemande, un pont ayant échappé à la destruction et les Allemands ayant édifié un pont préfabriqué. D’autre part, un pont était tombé intact entre les mains de la Wehrmacht dans le Limbourg hollandais à la suite de la retraite précipitée de l’armée néerlandaise, ce qui découvrait l’armée belge sur sa gauche. Les Chasseurs ardennais participent à ces combats du canal Albert avec leurs propres unités d’artillerie. À ce moment, le plan belge était, depuis l’arrivée du général Champon, envoyé militaire du général Gamelin à l’État-major belge, d’obéir au plan du commandant en chef français. Et celui-ci donne l’ordre d’avoir à se retirer derrière une ligne de défense allant d’Anvers à Wavre où l’armée belge pourrait faire face avec les alliés franco-anglais. Le trou entre Wavre et Namur avec sa position fortifiée, était à combler par des troupes françaises. Une importante bataille de blindés est menée du 12 au 14 mai à Hannut, puis dans les environs de Gembloux. Mais depuis que les panzers ont passé la Meuse en perçant les défenses françaises, il n’y a pas moyen de reconstituer un front continu allié et les Belges se retrouvent isolés à Namur dont la position fortifiée doit être abandonnée par le VII CA belge le 15 mai à la suite du retrait du V CA français commencé le 12 sans prévenir l’État-major belge qui sera mis devant le fait le 1510. Ensuite, les armées française, anglaise et belge ne peuvent tenir la ligne Anvers-Wavre. L’armée belge tient trois jours sur la Dendre, puis effectue le repli vers l’Escaut avec les Français. Il est alors décidé que l’armée belge doit mener une bataille d’arrêt que l’on appellera la bataille de la Lys, (mais certains auteurs militaires belges estiment, comme le fit le général Weygand le 21 mai, qu’il aurait mieux valu se battre sur l’Yser (comme en 1914), coupure plus facile à défendre).
La capitulation du 28 mai, la bataille de Dunkerque
La faiblesse au combat de certaines divisions d’infanterie flamandes et la reddition de certaines d’entre elles expliquent, a posteriori, la crainte de commandement belge de voir la combattivité de l’armée belge se caractériser sur une base wallons-flamands car on pouvait identifier l’appartenance flamande des unités depuis la réforme de 1938 qui scindait l’armée belge selon des critères linguistiques. Il y a aussi, pour expliquer la dureté de la pression de la Wehrmacht, la volonté des généraux allemands pressés de prouver qu’ils peuvent faire aussi bien que leurs collègues du sud avec le « coup de faucille » à travers l’Ardenne.
Le front belge de la Lys est percé au milieu de la journée du 27 mai, au bout de cinq jours de combats. D’autre part, les troupes anglaises abandonnent la droite de l’armée belge pour retraiter précipitamment en vue de se rembarquer à Dunkerque. Dès ce moment, le roi et l’État-major belges se sentent abandonnés, ainsi que le relatera l’attaché militaire anglais auprès du roi Léopold III, l’amiral sir Roger Keyes. Celui-ci attestera qu’il s’est agit d’une manœuvre imposée au général en chef, lord Gort par une décision du gouvernement anglais. Et Keyes de citer une phrase de lord Gort qui mérite d’être appelée une parole historique : « Les Belges vont-ils nous prendre pour des salauds ? »11
Dès ce moment, Léopold III, qui s’estime trahi, envisage de capituler malgré l’opposition de son conseiller militaire, le général Raoul Van Overstraeten (cf. bataille de la Lys). Le roi prévient le roi d’Angleterre par une lettre personnelle qu’il fait porter à Londres et avise le général en chef français de l’armée du nord, le général Jean Blanchard que l’armée belge est au bord de l’effondrement, isolée et bientôt à court de munitions. Le message est capté par le service français d’écoute radio du colonel Thierry12. Paul Reynaud, premier ministre français prétendra plus tard que le roi Léopold III ne prévint pas ses alliés. (Mais c’est Reynaud qui n’était pas au courant de la réalité comme l’a prouvé sa stupeur, le 15 mai, quand il dû reconnaître, devant Churchill qu’il ignorait que le haut commandement français n’avait plus de réserves). Les forts de l’Est de la Belgique, dont certains continuent à combattre, (le dernier – le fort de Tancrémont- Pépinster résiste même jusqu’au 29 mai, par ignorance de l’acte de reddition du 28), seront inclus dans les exigences allemandes par un ordre spécial du roi Léopold III. Celui-ci décide de rester en Belgique, se considérant prisonnier comme ses soldats, contre l’avis du gouvernement qui fait retraite en France (après la défaite française, il gagnera Londres). L’armée belge cesse le combat le 28 mai à 4h. du matin après que le roi ait donné son accord au général Raoul Van Overstraeten pour soustraire à l’emprise allemande les soldats français de la 60e division en les faisant conduire dans des camions belges vers le 16e corps français, à Dunkerque.
Ce qui reste de l’armée belge est capturé en sa quasi totalité, un peu plus de 500 000 hommes. Mais les Français et les Britanniques vont défendre un périmètre autour de Dunkerque jusqu’au 4 juin et gagner cette bataille de Dunkerque qui permettra le rembarquement d’une partie des troupes britanniques et de nombreux Français. Mais les prisonniers seront tout de même au nombre d’un million avec un nombreux matériel. Pour le professeur Henri Bernard, une meilleure liaison avec les Alliés aurait permis à l’armée belge de tenir plus longtemps et de faire passer au Royaume-Uni jusqu’à l’équivalent de 5 ou 6 divisions13.
Bilan
Côté belge, la campagne des dix-huit jours a coûté la vie à environ 6 300 militaires belges, sans compter les blessés négligés par les Allemands et qui décéderont plus tard dans des hôpitaux belges. Le sort des militaires belges ne fut pas certain dès la capitulation, car les Allemands ne savaient pas encore ce qu’ils allaient faire d’eux. Des hommes qui avaient été faits prisonniers pendant les combats étaient parqués dans des camps provisoires mal gardés et éparpillés à travers la Belgique et une notable partie d’entre eux parvint à fuir, surtout tout au début de leur incarcération, 150 000 approximativement. Le reste fit l’objet d’un tri opéré par les Allemands pour sélectionner les hommes qu’ils considéraient comme des spécialistes nécessaires pour faire fonctionner l’industrie, l’administration et les transports en commun du pays occupé qu’ils comptaient bien utiliser à leur profit. À ce titre, un peu plus de 300 000 hommes furent libérés. Parmi eux, un certain nombre d’officiers qui allaient être obligés de pointer régulièrement au siège d’un office de contrôle nommé « OTAD ». Le reste des militaires belges, plus ou moins 215 000, fut transporté en Allemagne, en train ou en bateau. Les officiers furent internés dans les Oflags (Offizierslager), principalement à Prenzlau, Tibor et Luckenwalde. Les autres militaires furent envoyés dans les stalags (Stamm-lager camp de base).
Dans le cadre de la Flamenpolitik, Hitler décida la libération des miliciens, sous-officiers et officiers de réserve néerlandophones. De nombreux miliciens francophones, dont pratiquement tous les Bruxellois, réussirent à passer le test linguistique et perçurent le Entlassungsschein leur permettant de regagner leur foyer. Au total, cette sélection à base ethnique entraîna la libération de 79 114 prisonniers selon un décompte allemand. Mais 30 000 militaires de carrière néerlandophones, y compris des officiers qui manifestaient un patriotisme qui heurtait les Allemands, restèrent prisonniers jusqu’à la fin de la guerre. Il resta donc un peu plus de 105 000 militaires belges dans les camps jusqu’à la fin de la guerre. D’autre part, 770 prisonniers parvinrent à s’évader au fur et à mesure des années et 12 476 malades graves furent rapatriés dans le cadre d’accords patronnés par la Croix-Rouge internationale, mais 1 698 prisonniers moururent en cours d’internement.
source wikipedia
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